dimanche 31 mai 2020

Musique ancienne

La musique nous a accompagnés durant ces semaines particulières, que ce soit pour rêver, s'abandonner, partager  ou simplement se laisser vivre, elle était souvent notre réconfort.
Aussi, ce conte qui nous vient de Chine pourra nous rappeler que la musique n'est belle que lorsque nous la laissons nous traverser et qu'elle parle à notre âme. 



L’antique cithare



Il y avait parmi les précieuses œuvres d'art dont regorgeait la salle du Trésor impérial une cithare antique que plus personne n'osait toucher depuis longtemps. La légende raconte qu'elle fut jadis taillée dans le bois de l'arbre Kiri qui fut, en des temps immémoriaux, le roi de la forêt de Loungmen, un haut lieu d'énergie selon les maîtres du Feng Shui. Sa tête altière dialoguait avec le vent et les étoiles, ses racines profondes se nourrissaient du souffle du Dragon de la Terre. L’esprit de l'arbre était puissant et l'instrument qu'un magicien luthier des temps anciens tailla dans son bois était farouche, difficile à apprivoiser. Rares étaient les musiciens qui parvenaient à l’accorder, plus rares encore ceux qui pouvaient en tirer des sons mélodieux. Houang-ti, le mythique Empereur Jaune, fut le premier à en jouer et il composa des airs oubliés qui, dit-on, pouvaient chasser les nuages ou apporter la pluie. Dans les siècles qui suivirent, il y eut encore quelques grands maîtres de musique qui purent faire vibrer harmonieusement la cithare sacrée, comme s'ils étaient reconnus par elle. Mais, depuis plusieurs dynasties, tous ceux qui avaient essayé d'en jouer n'en avaient tiré que sons discordants et pitoyables cacophonies, signe sans doute que le temps des musiciens véritables était révolu.



Un empereur se mit en tête de se choisir un nouveau maître de musique en recourant à la cithare qu'il fit exhumer de la salle aux trésors. Il voulait savoir s'il existait quelqu'un dont l'art avait encore une once de magie ou si pareil talent n'était plus que légende d'antan. Il fit annoncer dans tout l'empire les termes du concours.

Peu de musiciens se présentèrent aux portes du palais, de peur de perdre la face devant le Fils du Ciel en personne. Et c'est à reculons que les musiciens de la Cour se soumirent à l'épreuve. Ce qu'ils redoutaient le plus se produisit effectivement: ils ne tirèrent de l'instrument que grincements, crissements, couinements qui firent défiler sur les augustes visages de l'empereur et de la Cour toute la gamme des grimaces. Les quelques maîtres de musique venus des quatre horizons de l'empire n'apportèrent pas plus de bonheur à l'assistance.

Vint alors le tour d'un musicien errant, l'un de ces baladins en guenilles qui jouaient pour les oiseaux des pinèdes, les poissons des torrents et les pèlerins dans la cour des temples. Il prit la cithare, caressa longuement la caisse de résonance comme s'il cherchait à apprivoiser un cheval rétif. D'une main, il fit vibrer chaque corde en l'effleurant, de l'autre l'accorda avec le sourire intérieur de l'amant qui contemple sa bien-aimée.

Une mélodie monta doucement, des vagues de notes cristallines s'élevèrent et s'évanouirent comme le flux et le reflux des flots sur la berge. Alors qu'on était en automne, un vent tiède se mit à souffler dans la salle. Il embauma le lieu du parfum des cerisiers en fleur. Les visages de la noble assemblée rayonnèrent d'une joie paisible. Les musiciens présents reconnurent le mode Kiao, celui du printemps. La musique s'accéléra soudain et prit la tonalité Tche. Un vent chaud fit retentir sous les poutres le chant des grillons, les pouls battirent la chamade, les corps bouillonnèrent de vie. Les dignitaires perdirent toute contenance, dodelinant de la tête et se balançant en cadence, irrésistiblement entraînés par le rythme. Certains se levèrent et se mirent à danser. La musique ralentit et s'appuya sur le ton You. Un vent glacial glissa sa complainte entre les colonnes de marbre. Des flocons de neige voltigèrent dans la salle et se mêlèrent aux larmes de la nostalgie sur les visages de la noble assemblée.

La cithare égrena ses dernières notes qui résonnèrent longtemps sous la charpente. Puis elles se fondirent peu à peu dans la vibration du silence, devenue alors étonnamment présente. Après un temps qui parut une éternité, la voix de l'empereur fit sortir l'assistance de son étrange engourdissement:

«Félicitations. Vous avez réussi là où tous ont échoué. Vous serez mon maître de musique. Dites-nous votre nom et d'où vous tenez le secret de votre art».

Le musicien errant esquissa un timide sourire et dit: «Mon nom est Peïwoh, Majesté. À mon humble avis, les autres ont échoué car ils voulaient faire entendre leurs propres musiques. Quant à moi, j'ai laissé la cithare chanter les thèmes de son choix. Et je serais incapable de dire si c'est Peïwoh qui joua de la cithare ou la cithare qui joua du Peïwoh. Grâce à cet instrument divin, je suis allé jusqu'au bout de mon rêve de musicien et je n'en ai plus besoin. C'était mon seul but en venant ici».

Il déposa la cithare au pied du trône et il franchit la grande porte laquée de rouge et d'or. Quand l'empereur sortit de sa stupéfaction, il donna des ordres pour qu'on rattrape le maître de musique qu'il s'était choisi. Mais la brume de l'automne avait englouti son ombre.

Extrait des Contes des sages taoïstes, de Pascal Fauliot, éditions du Seuil




dimanche 24 mai 2020

Un voyage initiatique

Voici l'histoire de Tin-Hinan, telle que nous la raconte Sylvie Lafuente Sampietro, avant de nous parler de Lilith. C'est la légende de la reine des Touaregs.
Elle nous conte un voyage initiatique sur le chemin de vie de Tin-Hinan. 





 Le périlleux voyage de Tin-Hinan


"Tin-Hinan est une femme célèbre dans toute la région du Tafilalet. Tous les habitants, de Ksar-Souk à Erfoud, célèbrent son intelligence et sa beauté. Ses connaissances et sa sagesse sont sans limites. On recherche sa présence et ses paroles qui apportent la paix, la justice et la modération en toutes choses.
Mais, à cette époque, une femme ne peut rivaliser avec les hommes. On le lui fait comprendre, discrètement d'abord, puis avec plus de force et, finalement, par des menaces et des injures...
Tin-Hinan ne peut plus rester dans sa ville natale : elle décide de partir et de ne s'arrêter que dans un pays où la femme serait l'égale de l'homme.
Avec sa fidèle servante, nommée Takamat, elle prépare son départ et achète trois chamelles : une pour elle, une autre pour sa servante et la dernière pour porter les vivres et le matériel. Puis, un beau matin, la petite caravane s'élance sur la piste du Sud.




Les deux femmes ont emporté de leur pays berbère de nombreuses charges de dattes et de miel. Le bois ne manque pas pour faire cuire la nourriture et l'eau coule encore en abondance dans les collines du hamada du Guir.
Elles arrivent, un beau jour, en vue de Béni-Abbès, mais les hommes du Grand Erg Occidental (étendue de sable et de dunes) sont très surpris de voir deux femmes qui circulent seules, et non voilées, sur les pistes du sud. Ils refusent de les accueillir.
Tin-Hinan comprend que ce n'est pas ici qu'elle s'arrêtera et elle reprend la route de l'oued Saoura qui doit les conduire à Adrar... Le voyage est pénible et, quand le soleil est haut dans le ciel, Tin-Hinan s'enroule dans son grand burnous noir, qui lui rappelle son Tafilalet, sa région natale, qu'elle a beaucoup de peine à oublier.

Alors, le soir, elle demande à sa servante de jouer de la flûte.
Il s'agit d'un modeste roseau percé de sept trous, appelé djouak, sur lequel Takamat joue tous les airs, tristes ou joyeux, qui ont bercé leur enfance et qui agissent comme un baume merveilleux sur le coeur douloureux de Tin-Hinan.
Plus tard, à Adrar, elles sont reçues avec des rires et des moqueries et les hommes les désignent du doigt en plaisantant sur leur passage.
A Aoulef, à Aïn-Salah, elles reçoivent le même accueil décevant : elles décident de continuer leur route vers le Sud...
Mais leurs provisions sont épuisées et personne ne veut leur vendre le moindre morceau de pain ou de viande ! Tant pis, elles finiront bien par trouver une bonne âme pour les aider...




Mais il est difficile de voyager le ventre vide... Vous ne pouvez plus réfléchir, vous ne pouvez plus penser. Le balancement régulier de la selle les plonge peu à peu dans un doux engourdissement. Alors, Tin-Hinan demande à Takamat de jouer de la flûte... mais les sons qu'elle émet sont si faibles qu'on dirait que son souffle s'épuise!
Elles se sont arrêtées au puits Hassi-el-Krenig, avant d'aborder les monts du Mouydir. Takamat se demande ce qu'elles vont manger ce soir... Elle va faire un grand tour dans le désert et elle a la chance de tomber sur des graines de drinn qui, réduites en farine, lui permettent de confectionner des galettes, puis elle ramasse des terefass, sortes de pommes de terre qui poussent au milieu des pierres et qui ont un goût de champignon. Voilà de quoi repartir!

Avec courage, elles commencent l'escalade de la montagne et arrivent à Arak, mais elles ne peuvent même pas entrer dans la ville : des jets de pierres les en dissuadent. Elles font donc demi-tour et se dirigent droit vers le Sud. Elles en sont réduites à manger des lézards des sables, égorgés et cuits sur la braise, puis des lézards des palmiers, ou dhobb, dont la chair, excellente, leur redonne un peu de force...
Cela fait plusieurs mois qu'elles ont quitté le Talafilalet et, maintenant, il n'y a plus rien dans la région, plus un brin d'herbe, plus un lézard : elle n'iront plus très loin...
Elles s'arrêtent et Takamat se met à pleurer : elles ne trouveront pas leur paradis terrestre; c'est certain, les hommes auront toujours la force pour eux...
Un vent très fort fait chanter les pierres qui les entourent... Alors Takamat sort sa flûte et joue ces airs qui leur donnent tant de joie... Les petites notes aiguës rebondissent comme des lutins sur les grosses roches de l'adrar N'Ahnet...
C'est alors qu'elles voient, venant de la vallée, un gros nuage compact comme une énorme boule grise avec le bruit d'un vent d'orage.... Un nuage de sauterelles ! Leurs ailes sèches étendues, elles volent droit sur Tin-Hinan. La nuée crève, une grêle d'insectes s'abat sur le sol. Alors, les deux femmes ramassent dans un sac les sauterelles vivantes, puis les plongent dans l'eau bouillante. Leur repas est tombé du ciel !
Mais cette manne ne dure pas longtemps et, rapidement, la famine menace, à nouveau... Devant elles, se dressent les hauts sommets de l'Atakur; les chamelles meurent l'une après l'autre. Takamat, accroupie sur le sol, n'a plus d'espoir : que vont-elles manger ce soir ?



Elle sort sa flûte et joue cet air si doux que lui chantait sa mère; de merveilleux souvenirs remontent à sa mémoire...
Soudain, elle aperçoit des fourmis qui défilent devant ses pieds et qui s'enfoncent dans une fourmilière en portant de petits grains ou de minuscules morceaux de brindilles. Alors, elle se met à genoux et, avec un bâton, ouvre la fourmilière... A l'intérieur, s'empilent plusieurs kilos de mil, péniblement ramassés par les laborieuses fourmis. Elle récupère le mil qui leur fournit la nourriture nécessaire pour atteindre le village d'Abalessa. C'est leur dernière chance !

Là, elles sont reçues comme des amies disparues depuis des années ou des parents revenus d'un long voyage...
Les hommes eux-mêmes leur portent la nourriture et s'engagent à les protéger.
Tin-Hinan décide de s'installer définitivement dans ce lieu, au milieu de ce peuple qui donne aux femmes la place qui leur est due !

Tin-Hinan est devenue, chez les Touaregs, un personnage très important car elle a su s'imposer par ses qualités de coeur et d'esprit.
Elle devint la reine des Touaregs et elle est considérée, encore de nos jours, comme l'ancêtre maternelle de toutes les tribus nobles."





Ce voyage va conduire Tin-Hinan vers la dépossession, le dépouillement et elle restera fidèle à ce qu'elle est, dans sa détermination à être libre.
Elle sera aidée par sa servante, et toutes les deux vont reconnecter avec l'harmonie du monde qui fait que tout ce dont nous avons besoin nous sera donné. En restant fidèle à elle-même, elle va sur le juste chemin pour elle.
Le retour à l'union avec la nature est aussi le grand thème de la dimension de Lilith.

lundi 18 mai 2020

Crise et créativité



Ressortir dans le monde procure des sensations qui sont souvent évoquées par ceux qui ont parlé des crises et des épreuves.
J'ai aussi constaté que cette période avait été propice à créer, sous bien des formes, en utilisant toutes les qualités du moment que procure la solitude, le retour à l'essentiel, la beauté sous toutes ses formes.

"Chacun de nous est appelé, probablement de nombreuses fois, à entamer une nouvelle vie. Un diagnostic effrayant, un mariage, un déménagement, la perte d'un travail, d'un membre de la famille ou de quelqu'un d'autre que l'on aime, un diplôme, la venue d'un nouvel enfant : il est impossible d'imaginer au départ comment tout cela sera possible. Pour finir, ce qui fait tout aller de l'avant, ce sont le flux et le reflux souterrains liés au fait d'être en vie parmi les vivants. 
Dans les pires périodes de ma propre existence, je suis sortie du monde terne du désespoir  en me forçant à bien regarder, pendant longtemps, une seule chose magnifique : l'éclat d'un géranium rouge devant la fenêtre de ma chambre. Et puis une autre : ma fille dans une robe jaune. Et une autre encore : le contour parfait d'une sphère sombre et pleine, derrière le croissant de lune. Jusqu'à ce que j'apprenne à aimer à nouveau ma vie. Comme la victime d'une attaque réentraîne de nouvelles parties de son cerveau pour retrouver des capacités perdues, je me suis enseigné la joie, encore et encore." Barbara Kingslover

"Toute épreuve décape et dépouille. [...] Elle fait toucher à des dimensions insoupçonnées, elle permet d'acquérir ou de développer des qualités et des vertus telles que le courage, la patience, la force,  l'endurance, la bienveillance et l'humilité." ''
Jaqueline Kelen




Le courage est beaucoup cité ces temps-ci. Souvent comme réponse à la peur. Lorsqu'on apprend à ne pas se recroqueviller dans la peur, on peut découvrir la joie d'être vivant.

"En dédaignant les douceurs terrestres, l'homme se rapetisse lui-même. [...] mais s'il perçoit et savoure les réalités subtiles en toute expérience d'amour et de beauté, il devient un vivant, insoucieux de la mort et du temps,  désireux seulement de faire de son existence brève un cantique de joie et de reconnaissance." Jacqueline Kelen

"Au fond, il n'y a rien d'autre que la vie, qui se manifeste de mille façons impénétrables. Vivre, être vivant, c'est participer au mystère." Walt Whitman

J'ai retrouvé aussi l'idée que la souffrance, la difficulté de se retrouver isolé, ne pouvait que nous inciter à créer.

"Pourquoi créer, si ce n'est pour donner un sens à la souffrance ?" Camus

"Le talent n'existe pas. A l'origine de toute démarche artistique, il n'y a que le désir, ce besoin profond d'exprimer une souffrance. Autour de nous, le monde est résistant, dur, mystérieux. Vous vous cognez tellement aux choses et aux gens que pour sortir de ce malaise, vous ne pouvez faire autrement que de créer." Maria Joao Pires




Et enfin la possibilité pour celui qui crée de trouver la joie, dans ce moment de retour à soi-même.

"Cette grande force de joie et de vie sans laquelle l'artiste n'est rien." Camus

"Le remède à tous les maux de la vie se cache dans les profondeurs de la vie elle-même, dont l’accès nous est rendu possible lorsque nous sommes seuls. Cette solitude est un monde en soi, plein de merveilles  et de trésors dont nous ne soupçonnions pas l’existence. Ce monde est absurdement proche et pourtant si incroyablement distant." (Rabindranath Tagore) 

Laissons le mot de la fin à Jung, avec les bienfaits que nous procure la découverte de cette grande vérité de la solitude.

"Une grande vérité crée dans celui qui la distingue un sentiment général de détente et d'épanouissement." Jung



dimanche 10 mai 2020

Emportés vers l'azur




En cherchant un sujet pour aujourd'hui qui ne soit pas le déconfinement, je suis tombée sur ce poème de Victor Hugo. Il nous dit les doutes et les difficultés de l'humanité à avancer et à ne pas retomber dans de vieux travers, il nous dit les difficultés à utiliser les découvertes scientifiques à bon escient. Qu'en est-il du progrès ? Le poète balaie ces doutes et nous entraîne dans un tourbillon vers le haut, dans une escalade vers le meilleur, dans une confiance en l'humanité qui, je dois le dire, fait du bien.



Voyage de nuit


On conteste, on dispute, on proclame, on ignore.
Chaque religion est une tour sonore ;
Ce qu'un prêtre édifie, un prêtre le détruit ;
Chaque temple, tirant sa corde dans la nuit,
Fait, dans l'obscurité sinistre et solennelle,
Rendre un son différent à la cloche éternelle.
Nul ne connaît le fond, nul ne voit le sommet.
Tout l'équipage humain semble en démence ; on met
Un aveugle en vigie, un manchot à la barre ;
À peine a-t-on passé du sauvage au barbare,
À peine a-t-on franchi le plus noir de l'horreur,
À peine a-t-on, parmi le vertige et l'erreur,
Dans ce brouillard où l'homme attend, songe et soupire,
Sans sortir du mauvais, fait un pas hors du pire,
Que le vieux temps revient et nous mord les talons,
Et nous crie : Arrêtez ! Socrate dit : Allons !
Jésus-Christ dit : Plus loin ! et le sage et l'apôtre
S'en vont se demander dans le ciel l'un à l'autre
Quel goût a la ciguë et quel goût a le fiel.
Par moments, voyant l'homme ingrat, fourbe et cruel,
Satan lui prend la main sous le linceul de l'ombre.
Nous appelons science un tâtonnement sombre.
L'abîme, autour de nous, lugubre tremblement,
S'ouvre et se ferme ; et l’œil s'effraie également
De ce qui s'engloutit et de ce qui surnage.
Sans cesse le progrès, roue au double engrenage,
Fait marcher quelque chose en écrasant quelqu'un.
Le mal peut être joie, et le poison parfum.
Le crime avec la loi, morne et mélancolique,
Lutte ; le poignard parle, et l'échafaud réplique.
Nous entendons, sans voir la source ni la fin,
Derrière notre nuit, derrière notre faim,
Rire l'ombre Ignorance et la larve Misère.
Le lys a-t-il raison ? et l'astre est-il sincère ?
Je dis oui, tu dis non. Ténèbres et rayons
Affirment à la fois. Doute, Adam ! nous voyons
De la nuit dans l'enfant, de la nuit dans la femme ;
Et sur notre avenir nous querellons notre âme ;
Et, brûlé, puis glacé, chaos, semoun, frimas,
L'homme de l'infini traverse les climats.
Tout est brume ; le vent souffle avec des huées,
Et de nos passions arrache des nuées ;
Rousseau dit : L'homme monte ; et de Maistre : Il descend !
Mais, ô Dieu ! le navire énorme et frémissant,
Le monstrueux vaisseau sans agrès et sans voiles,
Qui flotte, globe noir, dans la mer des étoiles,
Et qui porte nos maux, fourmillement humain,
Va, marche, vogue et roule, et connaît son chemin ;
Le ciel sombre, où parfois la blancheur semble éclore,
À l'effrayant roulis mêle un frisson d'aurore,
De moment en moment le sort est moins obscur,
Et l'on sent bien qu'on est emporté vers l'azur.


Victor Hugo
Les contemplations      


dimanche 3 mai 2020

La sagesse du jardinier

Vous savez ma difficulté à prêter l'oreille à tous les commentaires actuels sur notre présent et notre futur. Je fais une exception avec cette chronique de Pascale Seys, parce qu'elle fait écho à nos connaissances astrologiques. Les cycles qui rythment l'univers nous ramènent toujours à l'idée de mort et renaissance et la nature nous le montre tous les ans avec le cycle des saisons. L'idée d'en tirer profit pour comprendre ce qui nous arrive, le relativiser en le replaçant dans les cycles de l'univers et le vivre en cultivant notre jardin est donc particulièrement parlante !




"C'est une pensée issue d'un lointain passé, c'est une idée qui est apparue il y a longtemps, bien avant le monde d'avant. Les sages de Babylone qui observaient la succession des saisons et le rythme de la nature estimaient que le monde opérait comme par une grande boucle circulaire, par une sorte de rotation, par des cycles qui faisaient advenir la même réalité toujours un peu différemment.Les stoïciens nommaient ce processus de vie et de mort la palingénésie cosmique pour dire littéralement la naissance à nouveau ou encore, selon un autre terme savant d'apocatastase, la régénération, la reconstitution, le rétablissement et le retour de la vie après chaque destruction. C'est dire que les choses et l'Histoire toujours reviennent à leur état d'origine.



Nietzsche se saisira de cette sagesse antique pour dire que si la loi du monde est celle de l'éternel retour, alors,  il faut pouvoir dire oui à toute chose, c'est-à-dire qu'il faut pouvoir accepter que ce qui arrive arrive exactement comme il arrive. Aussi faut-il semer dans le monde des gestes et des pensées les plus douces et les plus joyeuses possible, étant donné que l'on doit s'attendre à ce que le fruit des semailles revienne après que la terre ait tourné. D'autres traditions appellent cette intuition le karma.
C'est donc la nature et ses lois immuables qui avaient convaincu les anciens que rien dans le monde n'existait ni par hasard, ni de manière séparée. C'est pourquoi, pour être sage, il fallait d'abord être savant, et que pour répondre à comment bien vivre la vie, il convenait d'observer ses mouvements et son armature rigoureuse qui témoigne de la cohésion et de la solidarité entre tous les êtres vivants reliés, comme une corde vibrante, par une affection commune, à l'univers entier.



Que regarder la nature et comprendre ses lois, que contempler un bout de parc ou un coin de jardin, qu'admirer les fleurs qui poussent au printemps, et bientôt le lilas, soient la voie royale de la sagesse pratique. C'est ce que sait aussi le jardinier Gilles Clément. Il sait que le rythme de ce qui éclot au sein de la nature est ce qui échappe à la volonté et à la course des hommes. Gilles Clément déclarait que jardiner équivalait à entrer dans ce qu'il appelait un territoire mental d'espérance, pour la bonne raison que celui qui plante et qui sème, plante et sème pour le futur et échappe ainsi au présentisme, à l'ivresse de la vitesse et à la dictature de l'instant permanent. Ainsi, dit Gilles Clément, jardiner c'est accompagner le temps, et dès lors, en ce sens aussi, jardiner c'est désobéir.



Un an. Un an, c'est le temps qu'il faut à la terre pour accomplir sa révolution. Et nous, pendant ce temps-là, nous avons couru trop vite, ignorant les fuseaux horaires, confondant le jour et la nuit, nous avons pris trop d'avions et épuisé la terre.
Et s'il n'était pas trop tard ? Et s'il était vraiment temps de cultiver notre jardin en vue de préparer et d'imaginer la révolution qui vient ?"