dimanche 27 octobre 2019

Sur l'aile d'un papillon

Ce conte-ci vient de Chine, il nous est conté par Henri Gougaud. Il pourrait provenir de bien des endroits, car il nous retrace le cheminement de l'ego, qui se croit tout puissant au point de vouloir faire le bien des autres malgré eux. Heureusement, nous sommes capables de comprendre et d'apprendre, comme Cheng.



"Million de vivants, million de soleils sur le vaste océan, reflets de l'astre unique."
A l'ombre du vieux saule au bord de l'étang, Cheng lève son pinceau en poils de lièvre et contemple le bref poème qu'il vient de calligraphier sur une pierre plate, après un long temps de méditation. Un oiseau effleure l'eau dormante et va se perdre dans le ciel limpide. Cheng, les yeux mi-clos, se laisse aller à la rêverie. Un rayon de lumière danse sur son crane rasé, un papillon se pose dans un pli de sa robe. Il ouvre un œil, observe les ailes multicolores déployées devant lui. Parmi les nervures fragiles, il découvre des chemins, des villes, des forêts, des paysans à leur charrue, des barques sur la mer, des palais impériaux. Bientôt ces images s'ordonnent, semblables à celles que forment parfois les nuées. Un visage humain apparaît, un visage d'homme mort et pourtant illuminé de malice innocente. Alors Cheng sourit et murmure :
_ Enfin, Lao, vieux camarade, nous voilà réconciliés.




Cet homme nommé Lao, dont la figure est inscrite sur l'aile du papillon, fut autrefois un paysan que la misère persécuta au point de le rendre fou. S'éveillant, un matin apparemment semblable à tous les matins de sa vie, il appela ses domestiques d'une voix sonore. Or, de sa triste existence, nul ne l'avait servi, ni homme, ni femme, ni chien. Son fils, contemplant son visage emprunt d'une majesté dérisoire, comprit que Lao n'était pas sorti du rêve qui venait de visiter son sommeil. Il le secoua sans tendresse, mais ne parvint pas à le faire rentrer dans le monde solide. Le pauvre homme, dans un coin puant de sa masure, frotta son corps de parfums imaginaires, puis une invisible servante l'enveloppa dans d'impalpables serviettes. Après quoi il sortit au soleil, s'assit à l'ombre du tilleul sur la place du village et convoqua le peuple. Les villageois accoururent et s'amusèrent de lui. Il écouta les quolibets et les insultes de l'air compassé d'un seigneur accablé de flatteries, puis caressant son ventre creux, il rota comme un mandarin pansu et ordonna que lui soit servi son ordinaire festin matinal. On lui jeta des touffes d'herbe et des épluchures moisies. Il les dégusta sans la moindre répugnance et se lécha les doigts en demandant que l'on complimente de sa part les cuisiniers. Les gens, bientôt lassés de le railler, s'accoutumèrent à sa folie. Ainsi Lao s'installa dans une opulence fictive et, une année entière, vécut déraisonnable, et heureux.




C'est alors que Cheng, fatigué de la ville et de ses fastes, décida d'aller vivre quelques semaines méditatives dans le village de celui qu'on appelait, désormais, le Simple. Cheng était en ce temps-là le plus fameux médecin de l'empire. Dès qu'il vit Lao errant joyeusement dans les labyrinthes de sa citadelle intérieure, il fut pris d'un violent désir d'exercer sur lui son art. Non point par générosité, ni par goût des honneurs. Seule l'éperonnait une intime et dévorante ambition : vaincre le dragon de la démence.
Armé de son indiscutable génie, il pénétra donc dans l'esprit de Lao le Simple et livra bataille, sept jours durant. Au matin du huitième jour, l'idiot se réveilla lucide. Dépouillé de sa bienheureuse folie, il palpa son corps efflanqué, frotta ses yeux et pleura sur sa misère retrouvée. Il demanda quel péché il avait commis pour être ainsi retenu en enfer, après un an de paradis. Cheng lui répondit :
_ Mon ami, ton désespoir me réjouit car il est le signe de ta guérison. mon oeuvre est accomplie. Permets donc que je me retire.
Lao le retint par la manche de sa robe et gémit :
_ Homme cynique, regarde mes haillons crasseux, regarde mon corps délabré, mes côtes saillantes, ma face creuse. comment oses-tu prétendre que tu m'as rendu la santé ?
_ Il est vrai, lui répondit Cheng, que tu es fort maigre et mal vêtu. je te conseille donc de t'habiller de laine et de manger raisonnablement, deux fois par jour. Si tu n'as pas d'argent pour payer ces élémentaires remèdes, je ne peux rien pour toi. Je soigne le corps des hommes, point les tares sociales. Adieu.
Cheng s'en alla, content de lui. Alors Lao demeuré seul désespéra si fort qu'il se pendit au faîte de sa hutte.



Le lendemain, son fils porta plainte devant le juge du district. Le docteur Cheng, selon le jeune homme en deuil, avait imprudemment empoisonné l'âme de son père et s'en était allé sans se soucier des dégâts qu'il avait provoqués. Les villageois interrogés abondèrent en ce sens : Cheng avait brisé la sérénité du Simple. Cheng devait être puni. Le juge convoqua l'intraitable docteur, qui plaida sa cause avec simplicité.
_ Mon art guérir les fous, dit-il. Il est donc bienfaisant. Je n'ai fait que rendre à Lao son esprit perdu, car son bonheur était illusoire.
_ Tous les bonheurs ne le sont-ils pas ? répliqua le juge. Et toi-même, Cheng , qui as précipité dans les ténèbres de la mort ce paysan misérable pour l'orgueilleux plaisir de le délivrer d'une illusion, n'es-tu pas fou ?
Cheng ne répondit pas.  Alors le juge édicta sa sentence :
_ Homme savant mais peu sage, tu vivras désormais solitaire, et pour ne pas être tenté de te perdre dans ta propre folie tu briseras tes miroirs. Nous souhaitons que Lao le Simple un jour te pardonne. Va, et que ta présence ne souille plus notre regard.



Aujourd'hui, vingt ans sont passés, peut-être davantage.
Cheng n'est plus assez déraisonnable pour compter les jours, car les mêmes reviennent sans cesse sous des oripeaux différents, selon les saisons et le caprice des nuées. Cheng est sorti de sa gangue d'orgueil. Il sait maintenant que tout est illusion. Il laisse errer son regard sur son poème. "Million de vivants, million de soleils sur le vaste océan, reflets de l'astre unique." Il prend la pierre plate sur laquelle sont inscrits ces mots et la jette à l'eau. Le miroir de l'étang se brise dans lequel il s'est un instant contemplé, le papillon s'envole et l'homme sage s'endort à l'ombre du saule que berce le vent.



dimanche 20 octobre 2019

Devenir soi


Nous parlions la semaine dernière de ce désir de changement de vie qui peut nous prendre à certains âges de la vie.
Ce processus d'évolution a très bien été défini par C. G. Jung avec ce qu'il appelle le processus d'individuation.




Ce processus se vit en étapes :

"Les étapes du processus d’individuation peuvent donner sens à notre besoin de changement et nous permettre de l’accueillir avec davantage de confiance.

1. La phase d’accommodation. Elle correspond à l’enfance et aux premiers temps de notre vie d’adulte, lorsque nous apprenons à obtenir une sécurité affective en réglant nos comportements en fonction de ce qui est attendu de nous. Cette tendance nous conduit à adopter un personnage qui ne reflète pas la totalité de notre être.

2. La prise de conscience. Avec l’âge, ce personnage commence à nous étouffer. Nous avons le sentiment de nous être perdus en route, parfois d’avoir été bernés, ou encore d’être un imposteur. Ce que Carl Gustav Jung appelle notre « ombre » – ce qui sommeille en nous et que nous n’avons pas encore choisi d’être – se rappelle par vagues de nostalgie.

3. Le face-à-face. C’est le temps du doute. Nous commençons à réévaluer les fondements de notre existence, jusqu’à remettre tout en question. Nous vivons une tristesse qui s’apparente à un deuil : nous croyons pleurer notre jeunesse, nous pleurons le personnage que nous avons été. Celui-ci se fissure et laisse émerger le refoulé, dans ses aspects positifs et négatifs. La colère, les dérapages sont au rendez-vous.

4. Le début de l’intégration. L’incertitude et la confusion perdent du terrain. Les ajustements progressifs vont dans le sens d’une plus grande cohérence. La quête d’approbation a cédé le pas au désir de ne plus se trahir. C’est le moment où nous pouvons choisir de réorganiser nos priorités, trouver le moyen d’exprimer nos potentiels. Ces transformations positives s’accompagnent de heurts relationnels.

5. L’individuation. C’est, dans l’idéal, le moment où l’on devient un individu complet, doté d’une meilleure connaissance de soi. Nous accueillons avec plus de souplesse nos qualités et nos défauts, nos désirs contradictoires, nos conflits intérieurs. Et accédons à l’intégrité : la capacité à nous voir tels que nous sommes en tant qu’individus, mais aussi membres de la communauté humaine, reliés au vivant et à l’ensemble de l’univers."
(Texte extrait d'un article de Psychologies magazine)




Mais revenons à la définition de l'individuation, chère à Jung :


"L’individuation jungienne est la forme que prend le développement personnel dans le cadre de la psychologie des profondeurs. Dans son récit autobiographique, Ma vie, écrit avec l’aide d’Aniéla Jaffé, Carl Gustav Jung précise : « J’emploie l’expression d’individuation pour désigner le processus par lequel un être devient un individu psychologique, c'est-à-dire une unité autonome et indivisible, une totalité. » Dans un autre ouvrage,  Dialectique du moi et de l’inconscient,  le psychologue de Zurich  nous donne d’autres éléments de compréhension : « La voie de l’individuation signifie tendre à devenir un être réellement individuel, et dans la mesure où nous entendons par individualité la forme de notre unicité la plus intime, notre unicité dernière et irrévocable, il s’agit de la réalisation de son Soi dans ce qu’il a de plus personnel et de plus rebelle à toute comparaison. On pourrait donc traduire le mot d’individuation par « réalisation de soi-même », réalisation de son Soi ».
La réalisation de Soi (on notera la majuscule), constitue donc pour  Carl Gustav Jung, le défi majeur de l’individuation. De quoi s’agit-il ? Le Soi est un archétype, un pôle vers lequel il faut tendre, une réalité subtile qu’il nous faut incarner, réaliser. Dans son achèvement, il est une totalité.
C’est en réalisant notre Soi que nous parvenons à la totalité de ce que nous sommes, autrement dit à notre unité. Ce qui est contesté en filigrane par la psychologie des profondeurs, c’est cette civilisation qui fragmente la personne humaine, la disperse, la disloque. Le rétablissement des liens est au cœur de l’individuation : lien entre la conscience et l’inconscient ( que celui-ci soit personnel ou collectif), entre notre masculin et notre féminin ( la fameuse dialectique de l’anima et de l’animus), entre nos quatre grandes facultés ( pensée, intuition, sentiment et sensation), entre notre corps et notre âme.
Il va de soi que les notions de conscience, de conscient et d’inconscient, sont des notions fluides et dynamiques, non des substances au sens philosophique. L’individuation ne peut donc  en aucun cas être considérée comme un état auquel on parvient. Les expériences de vie font que l’individuation est un processus sans fin. Il n’y a pas d’état de la totalité, car elle se donne à nous comme une figure fugitive, une trace, une empreinte à suivre. Mais il me semble que ce processus d’individuation, tel que Jung le définit, résume parfaitement le but recherché par toutes les pratiques de développement personnel : permettre à l’individu d’être de plus en plus lui-même."
Frédéric Lenoir ( La guérison du monde)





"Le travail d'être individué, pour Jung, c’est être un individu à part entière,  un individu qui connait conscient et inconscient,  un individu qui va pouvoir garder une position éthique personnelle face aux mouvements de l’inconscient, de la foule, face à l’agitation générale. 
 Etre individué, c’est être clair, conscient de ce qui est en train de se passer et donc  responsable de sa position, au moins individuelle, par rapport au collectif. Le but n’est donc pas d’être centré sur soi mais d’être centré sur le Soi. La notion du Soi (ou du sujet si l’on est plus lacanien), c’est la globalité entre conscient et inconscient, la conscience de ce que je suis moi en tant que personnalité et de comment ce moi est pris dans quelque chose de beaucoup plus vaste. Nous sommes quelque part entre conscient et inconscient, dans ce lien établi par le Soi."  Sylvie Lafuente Sampietro




Comme nous l'avons déjà évoqué, c'est ce processus qui est au cœur de l'enseignement de l'astrologie humaniste. 

Si je veux aller vers la "sagesse" selon le processus d'individuation, je dois me demander pour chaque action : est-ce que cela a du sens pour moi ? Est-ce que cela correspond à mon éthique ? Alors, si je réponds oui, j'ai la liberté d'agir.
Mais pour y parvenir, il faut un déconditionnement social, il faut avoir son propre conditionnement.
Ce type de sagesse est tout sauf tranquille, cela comporte des dangers mais elle ouvre un espace vers le ciel intérieur.



dimanche 13 octobre 2019

Changer





Ces derniers temps, j'entends beaucoup parler de personnes qui ont changé de vie, tout quitté pour un autre horizon, pris une autre activité, laissé derrière elles la ville, changé d'objectifs.
Des gens qui souvent ont commencé par une vie sociale conforme à ce que demande notre société, de bonnes études, puis un travail reconnu, dans le commerce, la finance, l'édition...Et petit à petit ou soudainement, leur vie leur est apparue sous un nouveau jour : quel est le sens de ma vie, que fais-je ici ? Cela correspond-il à ce que je voudrais vivre ?
La réponse peut être difficile à admettre, mais souvent, elle finit par les conduire à tout changer.
Terminé, le travail sans joie, terminée la vie trépidante où l'on cherche toujours plus, terminée l'illusion que l'on fait quelque chose d'utile à la société.

« Changer n’est pas devenir quelqu’un d’autre, c’est devenir qui on est et l’accepter. »
Jacques Salomé

Alors, il faut oser : oser imaginer que l'on peut changer, oser écouter ses rêves et se dire que l'on peut les réaliser. Avoir un nouveau projet de vie et y croire.

« Ce n’est pas parce que les choses sont difficiles que nous n’osons pas, c’est parce que nous n’osons pas qu’elles sont difficiles. »
Sénèque
Ne pas regretter, avancer et y aller. Cela peut être simple, tout quitter et partir ou cela peut nécessiter de la préparation. Il ne faut pas lâcher.

« Le secret du changement consiste à concentrer son énergie pour créer du nouveau, et non pas pour se battre contre l’ancien. »
Dan Millman




Ce n'est pas tous les jours facile et les moments de doute et de découragement peuvent jalonner le chemin mais se sentir enfin vivant en sera la récompense.
« Vous êtes maître de votre vie et qu’importe votre prison, vous en avez les clés. »
Dalaï Lama

Je viens de lire le livre d'une jeune femme qui a fait ce chemin, Anaïs Vanel. Elle travaillait dans l'édition à Paris et elle est partie, au bord de la mer, pour faire du surf.
Son livre est fait de pensées, de moments de vie, de descriptions de sa nouvelle vie. On comprend qu'elle s'y est reconnectée à elle-même et qu'elle est maintenant sur sa voie, devenir écrivain et vivre au bord de la mer, près des vagues.




"Les matins parisiens me semblent très lointains. Ici, je redécouvre la joie de célébrer les actes qui nous maintiennent en vie. Ceux qu'on accomplit parfois sans y accorder toute son attention. Respirer, boire un grand verre d'eau fraîche. Choisir des légumes. Des fruits. Petit à petit, mon chez-soi s'élargit."
"On nous apprend à avoir  de bonnes notes, à choisir une voie, un métier. A faire des concessions. Mais jamais à choisir un endroit où on se sentirait bien. Vivre dans un endroit où on se sent vivant, c'est créer un environnement propice à faire émerger nos passions profondes. C'est choisir de s'implanter sur un terreau fertile pour y laisser pousser nos rêves."
"C'est étonnant de voir comment les gens qui sont nés ici vivent plus naturellement,. C'est peut-être ce qu'il faudrait réussir à faire. C'est-à-dire ne pas se féliciter de ses choix, et juste être là, simplement."  



                                                                                                                                                            
Un très joli livre qui m'a rappelé ce que dit Patrick Viveret sur notre société  :
"Nos sociétés sont malades dans leur rapport à la nature, elles sont malades dans leur rapport à la vie et au temps de la vie, elles sont dans la course alors qu’il est urgent de se poser, de ralentir, de s’interroger sur le devenir de la terre, du frater qui signifie notre famille humaine. Il est urgent de remplacer notre rapport au travail et à l’emploi par un rapport à ce que Hannah Arendt a défini comme une logique de l’œuvre, celle qui nous permet d’accomplir nos projets de vie, ce qui est aussi le sens initial du terme « métier »".
Patrick Viveret                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                            


dimanche 6 octobre 2019

Beauté universelle





Retrouvons la beauté avec François Cheng. Avec lui, elle prend corps et devient notre compagne :

"Dans la vie, il y a des scènes qui exaltent, comme le combat, l’entrechoquement des corps par exemple, mais l’état suprême de la beauté, c’est l’harmonie. Il s’agit de la qualité éthique de la beauté. Cette beauté éthique permet à l’homme de conserver sa dignité, sa générosité et sa noblesse d’âme. Ces qualités nous permettent de transcender notre condition humaine, de dépasser la douleur pour atteindre l’harmonie. La beauté nous transfigure, car elle nous sort de l’habitude, nous permet de revoir les choses qui nous entourent comme au matin du monde, comme pour la première fois. En sortant dans la rue, vous voyez cet arbre en fleur, et l’univers vous apparaît comme au matin du monde. Comme Prévert qui, dans un poème (Voyages, in Histoires, Gallimard, Folio, 1972), raconte qu’il voit sa femme de loin dans un bus, sans d’abord la reconnaître, comme s’il la voyait pour la première fois. Seule la beauté est capable de nous donner cet étonnement, cet émerveillement de la première fois."



Le voilà, ce poème de Prévert :



Voyages

Moi aussi


comme les peintres


j’ai mes modèles


Un jour
et c’est déjà hier
sur la plate-forme de l’autobus
je regardais les femmes
qui descendaient la rue d’Amsterdam
Soudain à travers la vitre du bus
j’en découvris une
que je n’avais pas vue monter
Assise et seule elle semblait sourire
À l’instant même elle me plut énormément
mais au même instant
je m’aperçus que c’était la mienne
J’étais content.


© Jacques Prévert (1963) : Histoires, Gallimard


Et revenons à François Cheng qui nous explique que nous côtoyons la beauté en permanence. Savons-nous la voir ?

Nous ne sommes pas tous artistes ; mais tous nous avons part à la beauté. En réalité, nous sommes tous plus ou moins artistes. Le simple fait de vivre suppose un certain art de vivre. Nous savons par exemple disposer des fleurs pour égayer notre demeure, dresser l’oreille pour écouter un chant d’oiseau, jouir d’un jardin au printemps ou du coucher du soleil sur la mer. Tout cela est bien. Toutefois, si nous voulons dépasser les clichés, dépasser l’habitude de réserver la beauté à seulement quelques moments privilégiés, nous devons apprendre à habiter poétiquement la terre comme l’a proposé le poète Hölderlin. Car la beauté, ce don qui nous est offert sans réserve, est omniprésente. Il faut savoir en capter les plus humbles manifestations. Ces fleurs anonymes qui poussent dans les fentes d’un trottoir, ce rayon de soleil qui soudain fait chanter un vieux mur, ce cheval pensif au milieu d’un pré après la pluie, cet enfant qui offre un caillou coloré à un vieillard sur son banc, ces fragrances et saveurs que la mémoire réveille…!
François Cheng

"C'est bien grâce à la beauté qu'en dépit de nos conditions tragiques nous nous attachons à la vie. Tant qu'il y aura une aurore qui annonce le jour, un oiseau qui se gonfle de chant, une fleur qui embaume l'air, un visage qui nous émeut, une main qui esquisse un geste de tendresse, nous nous attarderons sur cette terre si souvent dévastée".
François Cheng (Œil ouvert et cœur battant).