dimanche 27 juin 2021

La particule

Cette nouvelle de Sylvain Tesson, c'est un peu d'évasion pour suivre la particule. Voilà un grand voyage difficile à faire pour nous en ce moment. Mais pour la particule, qui était là avant nous et sera là bien après, ce voyage n'est rien et nous montre à quel point tous les êtres vivants sont interconnectés. 



Mon histoire est pathétique. Ces dernières années, je quittai le corps d'un brahmane sur l'esplanade des crémations du temple de Pashupati. Les flammes montaient très haut dans le soir et leurs reflets dansaient dans les larmes de la famille et sur le courant de Baghmati. Je fus pulsée à la verticale du brasier dans l'air chaud et les relents de chair grillée. Je montai aux étoiles, la brise de la nuit me rabattit à la surface de la rivière. Je fus plongée dans la soupe de la Baghmati, ce ruban de boue où les hommes trempent leur corps pour purifier leur âme. Je roulai jusqu'au Gange dans un flot indistinct d'alluvions et d'ordures. A peine dans les eaux du fleuve, je fus filtrée par les ouïes d'une perche. Je séjournai quelques heures dans la cathédrale rouge sang des branchies : le poisson paressait entre deux eaux, dans une tache de soleil. Un silure surgit des profondeurs et dévora la perche. Je fus sertie dans sa chair, près de l'épine dorsale. Je voguai en lui des centaines de kilomètres. Le silure nageait sans répit, en quête de proies. Il finit sa course dans le filet d'un pêcheur et je sentis à nouveau la caresse des flammes sur le feu où le poisson grilla longuement. Puis les dents d'une fillette déchirèrent la chair grillée et je plongeai en elle pour m'incruster dans ses tissus. Alors, quelles courses ! Employée aux récoltes, la petite fille foulait tout au long du jour les allées des plantations de thé et dénudait les arbustes de ses doigts tricoteurs. Les saris des femmes mouchetaient la nappe vert bronze des plants de thé. Au milieu d'elles, des gardiens armés de longs bâtons veillaient contre les attaques des léopards. Ces fauves mettent bas à l'ombre des buissons de thé et attaquent régulièrement les ouvrières. Ce matin-là, personne ne vit la bête. Les mâchoires arrachèrent la gorge de ma cueilleuse. Son sanglot se noya dans un clapotis. Il la dévora sur place. Quittant les replis graciles d'une petite intouchable, j'intégrai les fibres musculeuses d'un félin. Un matin, un coup de feu déchira la brume. Le léopard touché au flanc courut trois minutes, se hissa sur le versant d'une colline et mourut. Son corps se décomposa, caché dans les buissons. Le chasseur ne le retrouva pas. Des colonies d'insectes et des oiseaux charognards se disputèrent la pourriture. Je n'eus pas le temps de me dissoudre dans de la chitine d'élytre, car la mousson s'abattit et les ruissellements emportèrent ce que becs et mandibules n'avaient pu dévorer. Mêlée aux eaux qui nappaient le sol, je coulai vers les plantations et fut absorbée par la terre. Il y faisait chaud, je m'incrustai entre les grains de sable et les cristaux d'argile. La radicelle d'un arbuste m'aspira et me propulsa dans la tige. La succion de la sève m'injecta dans la nervure d'une feuille. J'étais prisonnière du flux chlorophyllien d'un théier du Bengale. La récolte me délivra à la saison suivante. Courte illusion : je fus enfermée dans un sac de tissu puis dans les caissons de séchage d'une fabrique et enfin dans une boîte d'Earl Grey destiné à l'exportation. La boîte reposa trois mois sur les rayonnages d'une épicerie de Plymouth en Angleterre. Un client l'acheta et le couvercle se souleva. Une narine huma le thé. Une cataracte bouillante créa un petit tourbillon dans la tasse de porcelaine, puis le champignon atomique de lait explosa dans le thé. Je coulai dans la trachée d'un jeune anglais et m'épanouis dans sa viande. L'homme partit en avion pour l'Inde le soir-même et huit heures de vol plus tard, il retrouvait à l'aéroport de Delhi une jeune fille à laquelle il témoigna de son impatience en l'étreignant, sitôt gagnée l'intimité d'une chambre d'hôtel. Dans la moiteur de la nuit de mousson, je fus transmise à la jeune femme et m'installai dans son organisme. Pendant une semaine, j'entrepris un vaste circuit métabolique. Au cours d'une transfusion à l'hôpital militaire d'Old Delhi, je fus distillée dans les veines d'un jeune hémophile indien que la jeune femme sauva en offrant son sang. L'enfant fut guéri, il grandit, moi en lui.



C'était un brahmane qui eut une vie heureuse, mais qui est mort ce matin et que l'on vient de porter sur l'esplanade des crémations dans le temple de Pashupati, au bord de la Baghmati. Et je sens déjà courir les flammes du bûcher. 

Et moi, misérable particule, cellule anonyme, pauvre poussière d'atome, je vous supplie, ô dieux du ciel, de me donner le repos, de me délivrer du cycle et de me laisser gagner le néant. 



dimanche 20 juin 2021

L'attente

 Un joli conte, si agréable à entendre et si mélancolique !

Le voici, raconté par Henri Gougaud :

Va-t'en 

Il s'appelait Cœur-de-Torrent. C'était au temps où les grands-pères étaient encore des enfants. Cœur-de Torrent était bel homme. Beaucoup de femmes auraient aimé faire leur nid sur sa poitrine, mais lui, ce fou, ne voulait voir qu'une fille, Soleil-dans-Œil. Il la désirait. Elle, non. Chaque fois qu'il s'approchait d'elle, elle faisait un geste méchant. Elle lui disait :

_ Va-t'en, va-t'en.

Un jour, il s'en alla vraiment.

Soleil-dans-Œil se maria avec on ne sait quel chasseur. Pourquoi l'avait-elle choisi ? Ces choses-là sont mystérieuses. Elle-même ne savait pas. Pensait-elle parfois, la nuit, à celui qui l'avait aimée ?

Le fait est qu'il revint la voir. On l'aperçut un soir d'hiver parmi les rochers du rivage. Il attendit qu'il fasse noir, puis s'en fut gratter à la porte de la maison où elle vivait. Il n'eut pas à dire son nom. Avant qu'il parle, elle dit : 

_Va-t'en.

 Elle refusa de lui ouvrir. Il lui demanda sur le seuil :

_ Comment as-tu pu épouser un homme que tu n'aimes pas ? Elle ne répondit pas. Elle répéta :

_ Va-t'en.

Il l'entendit qui sanglotait. Il l'attendit toute la nuit.



Au matin, avec d'autres, il partit à la chasse. On mourait de faim au village. Le ciel était bas, il neigeait, le vent était irrespirable. Il fut le seul à revenir, un caribous sur une épaule et sur l'autre un sac de poissons. Les hommes qui l'accompagnaient s'étaient perdus dans le blizzard. Le mari de Soleil-dans- l'Œil était de ces mauvais chasseurs que la tempête avait mangés. Elle ne pleura pas, elle fut brave ou guère triste, allez savoir. Cœur-de-Torrent  fut accueilli avec du bouillon, des fourrures. La chasse l'avait épuisé. Il dormit un jour et deux nuits. Des femmes vinrent le veiller, souffler sur ses mains, son visage. Soleil-dans-l'Œil vint, elle aussi. On la vit se pencher sur lui. On l'entendit qui murmurait, à voix rauque :

_ Va-t'en, va-t'en.

Dès qu'il se réveilla, il partit, et cette fois ne revint pas.

Soleil-dans-l'Œil vécut longtemps, toute seule dans sa maison. Elle disait qu'elle y était bien, qu'lle n'avait besoin de rien d'autre que de sa soupe et de son feu, mais elle était fière, elle mentait. Le dedans des êtres est un monde plus étrange que le dehors, terre, océans, nuées, étoiles. La nuit venue elle s'asseyait sur un rocher, devant sa porte et restait là, à écouter, à l'affût, les yeux grands ouverts, jusqu'à ce qu'ils se ferment seuls et que son esprit l'abandonne. Elle fit ainsi toute sa vie.



Un soir (elle était vieille, vieille), elle entendit quelqu'un chanter dans l'air obscur. Elle se dressa, trotta dedans, se débarbouilla la figure, coiffa ses cheveux, s'habilla de sa belle robe fanée, puis elle s'en retourna dehors et fit mine de s'occuper à tresser des tendons de rennes. On chantait toujours, dans le noir. Elle pensa : "C'est une voix d'homme." Elle venait du rivage, en bas. Elle attendit, s'impatienta, prit son bâton et descendit jusqu'aux rochers au bord de l'eau. La lune jouait sur les vagues. Rien alentour que le vent frais et la rumeur de l'océan. Elle erra longtemps sur la grève, puis remonta vers sa maison. C'était un homme", se dit-elle. Elle se sentit seule et pleura.



Une des morales de cette histoire pourrait être :

"Ne cherche pas l'amour. Cherche plutôt et trouve tous les obstacles que tu as construits pour l'empêcher de vivre." Rumî


dimanche 13 juin 2021

Intuition

Qu'est-ce que l'intuition ? Pas si facile de répondre à cette question, car nous pouvons en faire différentes expériences. J'ai trouvé cette définition d'Edgar Morin très intéressante et complète :


"Pour moi, il y a deux types d'intuition : d'abord quand nous sommes capables de lire de petits signes souvent presque imperceptibles de l'attitude ou du visage d'autrui, des émotions, des sentiments, voire des faits que l'on veut cacher. Il y a ce bel exemple historique du cheval calculateur Kleber Hans : il savait avec ses sabots résoudre des problèmes compliqués. Mais lorsqu'un scientifique a demandé que l'on mette un rideau entre ce cheval surdoué et les interrogateurs, à partir de là le canasson n'a plus pu répondre : on a alors compris que ce cheval calculateur était surtout un fin psychologue, et qu'il savait lire, dans les mouvements imperceptibles du visage du questionneur, la satisfaction à la bonne réponse ! Je crois donc qu'il y a une intuition qui est fondée sur la perception de ce qui est presque à la limite de l'invisible. 

L'autre forme d'intuition se révèle plus mystérieuse, c'est le côté télépathique que nous avons tous expérimenté : on pense à quelqu'un, il téléphone ou nous croise dans la rue, on "sent" la mort de quelqu'un de proche, etc.

Entre ces deux intuitions, il y a le processus intuitif du du scientifique qui trouve la solution de son problème en dormant, en prenant son bain ou en courant derrière l'autobus : nous pouvons avoir une capacité intellectuelle inconsciente qui se réveille, en particulier dans le sommeil. Je suis persuadé que tout ce qui est créatif en peinture, en musique, en littérature... vient d'une poussée inconsciente de l'esprit avec la collaboration de la conscience qui aussitôt corrige, arrange, met en forme. L'intuition créatrice est à mon avis presque chamanique, il y a là un mode de connaissance par analogie et mimétisme très profond et qu'ont développé les chamans. La paranormal fait partie de la normalité."

Edgar Morin dans la revue Questions de notre corps, une exploration de l'infini 


Et c'est plutôt à la deuxième forme que Victor Hugo pense en écrivant ceci :

« C’est parce que l’intuition est surhumaine qu’il faut la croire ; c’est parce qu’elle est mystérieuse qu’il faut l’écouter ; c’est parce qu’elle semble obscure qu’elle est lumineuse. »
Victor Hugo



Et comment ne pas penser alors vivre poétiquement le monde :

"Ce qui s'enfuit du monde, c'est la poésie. La poésie n'est pas un genre littéraire, elle est l'expérience spirituelle de la vie, la plus haute densité de précision, l'intuition aveuglante que la vie la plus frêle est une vie sans fin. 
Christian Bobin