Pour reprendre nos vieilles habitudes des contes qui font du bien, en voici un de Henri Gougaud, un peu énigmatique, pour nous laisser en attente :
L'enfant qui savait
Par une nuit d'hiver un voyageur perdu aperçut une lueur au fond des ténèbres venteuses. Il rendit grâce à Dieu. C'était une cabane. Il décrotta ses bottes contre la pierre du seuil, cogna du poing à la porte, entendit en-dedans :
_ Entrez, le verrou n'est pas mis !
Il poussa le battant. Une bouffée de vent froid pénétra avec lui dans la salle enfumée. Là, n'était qu'un homme d'un grand âge près d'un berceau. Un chaudron bouillonnait sur un trépied, au bord de l'âtre.
_ Bienvenue, murmura le vieillard. Ne faites pas de bruit, mo enfant dort.
Le voyageur alla épousseter sa neige devant la cheminée. Alors il entendit ces paroles étranges derrière le rideau du petit lit :
_ Je ne dors pas, grand-père. Je cherche simplement quel jour de quelle année notre roi Miroslav a répudié sa femme coupable de stérilité mâle.
Le voyageur, surpris, se tourna vers le vieux qui l'aidait à quitter son manteau raidi par la froidure.
_ Bonté divine, dit-il, est-ce votre marmot que je viens d'entendre ? Quel âge a-t-il donc ?
_ Six mois, répondit le vieillard. Les enfants, aujourd'hui, ne sont plus ce qu'ils furent.
Il soupira et dit encore :
_ Puisqu'il est réveillé, si le cœur vous en dit, vous pouvez bavarder avec lui, le temps que cuise notre soupe.
L'homme s'approcha du berceau, l'oeil rond, gai au dehors, inquiet dans ses dedans.
_ Bonsoir, petit ami, dit-il. Où est votre papa, à cette heure tardive ?
_ Mon père est au soleil, il fait de peu beaucoup.
_ Voilà qui est plaisant. Et votre mère ?
_Ma mère cuit le pain qu'elle a déjà mangé.
_ J'aurais dû y penser, répondit l'autre. Je n'ose pas vous demander des nouvelles de votre grande sœur.
_Ma sœur se tient les flancs du rire qui lui vint voilà bientôt un an.
_ C'est clair comme la lune en plein brouillard, grogna le voyageur. On se moque de moi. On m'emberlificote. Que diable signifient ces charades ?
Le nourrisson partit d'un ricanement de crécelle.
_ C'est pourtant enfantin, dit-il. Mon père est dans le Sud, où la terre est fertile. Il ensemence un champ qu'il tient de mon oncle défunt. Du grain qu'il jette en terre, une belle moisson naîtra. De peu, il naîtra beaucoup. Ma mère s'est nourrie trop longtemps à crédit. Et maintenant ses galettes vont toutes à rembourser ses dettes. Elle cuit donc le pain qu'elle a déjà mangé. Quant à ma sœur, il y a sept mois elle faisait la belle, elle se poudrait le nez en chantant des fadaises. Son ventre est aujourd'hui gros comme un baluchon. Avant Noël elle aura mis au monde un enfant de rencontre. Voilà pourquoi j'ai dit qu'elle se tient les flancs de rire qui lui vint il y a bientôt un an.
_ Par les moustaches de la femme du diable, répondit l'homme, bouche bée, c'est la première fois de ma drôle de vie que j'entends un nourrisson raisonner de la sorte !
_ Vous êtes naïf, soupira le marmot. Les enfants savent tout, mais qui sait les entendre ? Les gens sont sourds et le monde est cruel. Je pourrais vous en dire et vous en dire encore ! Mais je suis fatigué.
Et les yeux mi-clos, il se mit à chanter, à voix triste et lointaine :
J'aimerais mieux être une bête
fils d'une louve de Russie
oh j'aurais moins mal à la tête.
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