Certaines émissions de la grande Librairie sont passionnantes. C'était le cas avec celle où Daniel Pennac et Christian Bobin étaient invités. Daniel Pennac y a fait allusion à la préface d'Une petite robe de fête où Christian Bobin nous parle de la lecture. Je l'ai retrouvée et je vous livre un extrait de ce texte magnifique.
"Au début on ne lit pas. Au lever de la vie, à l'aurore des yeux. On avale la vie par la bouche, par les mains, mais on ne tache pas encore ses yeux avec de l'encre. Aux principes de la vie, aux sources premières, aux ruisselets de l'enfance, on ne lit pas, on n'a pas l'idée de lire, de claquer derrière soi la page d'un livre, la porte d'une phrase.Non, c'est plus simple au début. Plus fou peut-être. On est séparé de rien, par rien. On est dans un continent sans vraies limites _ et ce continent, c'est vous, soi-même.Au début, il y a les terres immenses du jeu, les grandes prairies de l'invention, les fleuves des premiers pas, et partout alentour l'océan de la mère, les vagues battantes de la voix maternelle. Tout cela, c'est vous, sans rupture, sans déchirure.Un espace infini, aisément mesurable. Pas de livres là-dedans. Pas de place pour une lecture, pour le deuil émerveillé de lire. D'ailleurs les enfants ne supportent pas de voir la mère en train de lire. Ils lui arrachent le livre des mains, réclament une présence entière, et non pas cette présence incertaine, corrompue par le songe. La lecture entre bien plus tard dans l'enfance. Il faut d'abord apprendre, et c'est comme une souffrance, les premiers temps de l'exil. On apprend sa solitude lettre après lettre, le doigt sur le cœur, soulignant chaque voyelle du sang rouge.Les parents sont contents de vous voir lire, apprendre, souffrir. Ils ont toujours secrètement peur que leur enfant ne soit pas comme les autres, qu'il n'arrive pas à avaler l'alphabet, à le déglutir dans des phrases bien assises, bien droites, bien mâchées. C'est un mystère, la lecture.
Comment on y parvient, on ne sait pas.Les méthodes sont ce qu'elles sont, sans importance. Un jour, on reconnait le mot sur la page, on le dit à voix haute, et c'est un bout de dieu qui s'en va, une première fracture du paradis. On continue avec le mot suivant, et l'univers qui faisait un tout ne fait plus rien que des phrases, des terres perdues dans le blanc de la page. On est à l'école, on fait son métier d'enfant. Il y a, c'est vrai, un grand bonheur de cette perte-là, de cette trouvaille première de la lecture, de sa capacité à déchiffrer une page, à contempler des ombres.C'est même plus fort que le bonheur, il faudrait pour être juste parler de joie. De joie et de frayeur. La joie va toujours avec la frayeur, les livres vont toujours avec le deuil. Après, après cette première fin du monde, autre chose commence."
....
"Où sont les pauvres, où sont les vivants. C'est impossible à dire. Ceux qui ne lisent jamais forment un peuple taciturne. Les objets leur tiennent lieu de mots : les voitures avec sièges en cuir quand il y a de l'argent, les bibelots sur les napperons quand il n'y en n'a pas. Dans la lecture on quitte sa vie, on l'échange contre l'esprit du songe, la flamme du vent. Une vie sans lecture est une vie qu'on ne quitte jamais, une vie entassée, étouffée de tout ce qu'elle retient comme dans ces histoires du journal, quand on force les portes d'une maison envahie jusqu'aux plafonds par les ordures. Il y a la main blanche de ceux qui ont pour eux l'argent. Il y a la main fine de ceux qui ont pour eux le songe. Et il y a tous ceux qui n'ont pas de main - privés d'or, privés d'encre. C'est pour ça qu'on écrit. Ce ne peut être que pour ça, et quand c'est pour autre chose, c'est sans intérêt : pour aller des uns vers les autres.
Pour en finir avec le morcellement du monde, pour en finir avec le système des castes et enfin toucher aux intouchables. Pour offrir un livre à ceux qui ne liront jamais."
Christian Bobin
Ce texte est magnifique, malheureusement un peu long pour un article. J'ai dû me résoudre à enlever la partie centrale, qui nous décrit les non-lecteurs et les lecteurs. Mais je vous invite à la lire : c'est un vrai bonheur, une joie que j'aimerais partager. Ce texte est décidément une merveille de poésie et de vérité !
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