Revenons cette semaine à nos contes. En voici un plein de sagesse et qui prône l'humilité joyeuse. Ce n'est pas si courant, alors profitons de cet instant de lecture !
Le sage
Il était une fois un vieillard centenaire. Cet homme avait deux fils. Tous les trois habitaient une cabane bancale au fond d'une ruelle, entre les derniers murs du faubourg et la cité des ordures. Ils étaient misérables et mécontents de vivre.
Un soir, les deux frères revinrent à leur masure sans le moindre croûton, sans la moindre salade, sans le moindre bâton de réglisse à rogner. Ils s'assirent par terre et restèrent la tête basse à écouter les bruits de leurs estomacs vides. Leur père s'attabla devant son bol empli de crépuscule, réfléchit longuement, et dit enfin :
_ Mes enfants, j'ai très faim.
Les deux garçons grognèrent. Une mouche vint bourdonner autour d'eux, explora leurs oreilles et le bout de leur nez, s'en retourna dehors par la lucarne. Le vieillard marmonna :
_ Je déteste avoir faim. Plus encore, mes fils, je déteste vous voir maigres et guenilleux.
Tous les trois à l'unisson poussèrent un soupir à fendre le cœur de la lune. Un chien hurla au loin.
_ Mes enfants, vendez-moi, dit enfin le vieil homme.
Les fils pensèrent : "Il est devenu fou." Le père leur jeta un coup d'oeil pointu et poursuivit tranquillement son idée droite.
_ Menez moi au marché, posez-moi sur une couverture et mettez à mon cou un écriteau sur lequel , proprement, vous écrirez ces mots : "Sage à vendre, bon prix." J'ai en tête des trésors de conseils, de bon sens, des réponses qui n'ont jamais servi. Mon acheteur pourra me consulter sur tout. Je serai le remède à ses perplexités. Par ailleurs, à mon âge, mon entretien ne lui coûtera guère. Je m'habille d'un rien, je ne mange pas plus qu'un vieux chat, assis, debout, couché, je m'endors n'importe où. A bien y réfléchir, je suis une excellente affaire. C'est dit. Vous me vendrez. Avec l'argent gagné vous pourrez vivre à votre aise, pour peu que vous sachiez l'investir comme il faut. Pour l'heure, bonne nuit.
Il s'endormit assis.
Le lendemain matin, la volonté d'un père étant indiscutable, les deux frères amenèrent le leur au marché. Un négociant fortuné trouva l'offre plaisante. Il se paya le vieillard pour mille dinars d'or. Avoir dans sa maison un sage centenaire valait bien ce prix, selon son sentiment. Il le mena chez lui sur un âne loué et le fit déposer dans une chambre vide, au fond de sa maison. Il voulut éprouver sur le champ ses talents.
_ La paix sur toi, dit-il. Vieux père, j'ai besoin d'un conseil. Goûte ce miel. J'ai l'intention d'en acheter quelques milliers de pots. Est-il de bonne fleur ?
Le vieil homme flaira, risqua sa langue, inspira un grand coup et répondit :
_ Seigneur, il est agréable au palais, mais je crains qu'il ne soit pas bien satisfaisant. Il est fait d'un pollen qui sent la mort humaine.
_ Tu n'as fait que goûter, s'étonna le marchand. Comment peux-tu savoir cela ?
_ Seigneur, apprends ceci : le savoir est l'époux, la saveur est l'épouse et leur fille est la vérité.
_ J'ai des doutes, répondit l'autre.
Il alla visiter le maître des abeilles. Il lui demanda où ses ruches étaient plantées. L'homme lui désigna un bosquet d'oliviers proche d'un mur de cimetière. Le marchand, émerveillé, s'en retourna en hâte, prit l'aïeul dans ses bras.
_ Ô sage, lui dit-il. Ô ornement majeur de ma demeure !
_ Seigneur, lui répondit le vieux. Dieu me garde d'être ce que vous dites. Je ne veux pas orner. Je veux, si c'est possible, être parfois utile. servez-vous donc de moi, ou laissez-moi en paix.
_ Vieillard, dit le marchand, ces paroles sont si pertinentes qu'elles valent bien un dîner royal !
Il lui fit servir un repas de pain tendre et de mouton rôti.
Aux premiers jours d'été, il revint le voir.
_ Que puis-je pour toi, seigneur ? lui demanda le sage.
_ Ecarte le rideau et regarde dehors. Que vois-tu ?
_ Un jardin. De beaux arbres.
_ Et que vois-tu encore ?
_ Une jument, seigneur. Sa crinière est superbe, ses membres sont fins. Elle est de belle race.
_ J'aimerais l'acheter.
_ Tu aurais tort, seigneur. Elle est née d'une mère au bord du retour d''âge.
Le marchand protesta.
_ Vieillard, c'est impossible !
Il courut interroger le vendeur de la bête. Le sage avait bien vu. Son maître s'en revint.
_ Merci, grand-père, dit-il, tout ébloui. Ton œil voit l'invisible. Je t'offre un supplément de pain et de mouton.
Le vieillard soupira :
_ Seigneur, n'as-tu rien d'autre ?
Aux premiers temps d'automne il se fit un matin grand bruit dans la maison. Assis sur son tapis le vieux sage écouta, ferma les yeux et sourit. Son maître en beaux habits vint joyeusement lui souhaiter le bonjour.
_ Je me marie, dit-il. Ecoute comme on chante ! Père sage, je veux te présenter la reine de ce jour, ma fiancée bien-aimée. Approche, ma gazelle. Grand-père, franchement, comment la trouves-tu ?
_ Elle est belle, seigneur, c'est l'évidence. Je ne peux dire plus.
_ Tu m'as l'air réticent, répondit l'autre, l'œil inquiet. N'oublie pas : tu me dois la vérité entière.
_ Je te la dois, hélas. Donc il me faut parler. Voici : ta gazelle a pour mère une putain notoire.
_ Qu'oses-tu dire là ? Son grand-père était prince !
_ Vérifie, répondit le sage.
Le presque marié sortit en grande hâte. Il revint déconfit. Le vieil homme, ce soir-là, dîna de pain et de mouton.
Une semaine après ce jour ses fils le visitèrent. Les mille dinars d'or de la vente du sage avaient changé leur vie. Ils avaient acheté une épicerie fine.
_ Père, es-tu heureux ? Ton maître est-il honnête ?
_ Il l'est, mes fils. Il me soigne. Il m'honore. Chaque fois que je lui donne un conseil judicieux il me fait porter un dîner de pain tendre et de mouton rôti. Je lui en suis reconnaissant, car c'est le seul cadeau qui soit à sa mesure. Que pourrait offrir de mieux le fils d'un rôtisseur et d'une boulangère ?
Comme il parlait ainsi, le maître de maison passait dans le couloir. Il entendit, rougit, fuma par les oreilles et faillit exploser. "Malheur ! se dit-il. Est-il possible que je sois un enfant du bas-peuple ?"
il courut chez sa mère (une sœur du sultan). Dès qu'il fut devant elle :
_ Qui suis-je, lui dit-il ?
_ Mon fils, répondit-elle, je dois me confesser, puisque tu le demandes. Au temps de ma jeunesse, je ne pouvais donner un garçon à ton père. Je m'en désespérais, et lui n'en dormait plus. Nous t'avons acheté pour mille dinars d'or à une boulangère qui venait d'accoucher. Son mari, autant qu'il m'en souvienne, était un rôtisseur de la rue des Cuisines.
_ Acheté, ma mère ? Pour mille dinars d'or ? Ô vérité ! Il partit d'un grand rire.
A peine de retour dans sa maison, il s'en fut embrasser son Père de Sagesse, mais ne put dire un mot. Il riait trop.
_Tu as enfin appris l'humilité joyeuse et tu sais qui tu es, lui dit le sage. Tu n'as plus désormais besoin de mes services. Donc adieu. Je vais aider mes garçons à l'épicerie fine. Ils ont besoin de moi. Ils vendent de ce miel qui sent le cimetière. Ô travail infini !
Il sortit, s'étira au soleil du jardin, et du pas mesuré d'un centenaire vert il s'en fut sous les arbres.
Ce conte est rapporté par Henri Gougaud dans "l'arbre d'amour et de sagesse"
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