Convoquons nos souvenirs. Ils nous reviennent soudain, au détour d'un événement du présent, et nous pouvons aussi les rechercher, les revivre. Mais bien sûr, ce sont des souvenirs, ils ne sont que des traces de ce que nous avons vécu, relues à la lumière de notre histoire.
Voici un extrait du livre de Gao Xingjian (Le livre d'un homme seul), dans lequel il se remémore son enfance et son ancienne vie, avant la révolution culturelle, qui a complètement bouleversé les vies de toute sa génération. Gao Xingjian est écrivain, dramaturge, metteur en scène et peintre. Il est devenu français après avoir été rejeté par son pays, la Chine. Il a aussi reçu le prix Nobel de littérature. C'est Jean-Claude Ameisen qui m'a remis en mémoire ce livre et les citations qui suivent.
"Il n'a pas oublié qu'il a eu une autre vie.
le souvenir d'une vieille photographie jaunie restée à son domicile, épargnée par le feu, éveille en lui la tristesse mais elle est trop lointaine, comme si cette vie s'était écoulée, comme si elle avait disparu à jamais.
Dans son logement de Pékin où la police a posé les scellés, se trouvait encore une photo de la famille réunie. La photographie avait été prise devant la porte ronde d'un jardin rempli de chrysanthèmes jaune d'or et de crêtes de coq pourpres. La lumière du soleil d'été resplendissait. C'était en tous cas le souvenir qu'il avait de ce jardin mais sur la photographie, des traces d'eau avaient rendu le jardin gris-jaune.
Quand il vivait encore en Chine, il était repassé une fois dans cette ville et avait cherché cette cour située derrière la banque où travaillait son père. Mais, lorsqu'il avait demandé aux gens qui entraient et sortaient de ces immeubles si une telle cour avait existé dans le passé, personne n'en savait rien. Pourtant, il se souvenait de la porte arrière de cette maison.
Un lac s'étalait au pied des marches de pierre et le jour de la fête du dragon, son père et ses collègues s'y pressaient pour admirer les courses de bateaux-dragon, décorés de guirlandes, à bord desquels on frappait tambours et gongs.
Ils s'approchaient de la porte arrière des maisons pour attraper, à l'aide de perches en bambou, des sachets rouges dans lesquels il y avait de l'argent. Ses deux oncles et sa petite tante l'emmenaient aussi en bateau ramasser des châtaignes d'eau, toutes fraîches. Mais il n'était jamais allé sur la rive opposée, et aussi loin qu'il pouvait porter son regard de l'autre côté du lac, il n'arrivait pas à en ramener une image dans son souvenir.
Sa vie avant l'âge de dix ans lui apparaissait à présent comme un rêve. Sa vie-même au cours de son enfance, lui apparaissait comme un rêve."
"Je ne rends pas souvent visite à la mémoire et elle me surprend toujours. Quand je descends à la cave avec une lampe, il me semble qu'un tremblement de terre gronde à nouveau sur les marches étroites, la lampe fume, je ne peux pas revenir sur mes pas, et je prie, comme si je demandais grâce. Mais là, c'est sombre et tranquille. Il est trop tard, quelle malchance ! Il m'est interdit d'apparaître où que ce soit, mais je touche les tableaux sur les murs, et je me réchauffe auprès de la cheminée.
Quelle merveille ! A travers ces vapeurs, cette fumée, deux émeraudes vertes lancèrent un éclair et le chat a miaulé. Bon, allons, rentrons à la maison. Mais où est ma maison, et où est ma raison ?"
Gao Xingjian (Le livre d'un homme seul)
En lisant ce livre, je n'ai pu m'empêcher de repenser à ma propre jeunesse, lorsque nous étions adeptes de Mao et de son petit livre rouge, ignorant alors ce que cette révolution culturelle coûtait aux chinois...
Mais la mémoire est souvent douceur et souvenirs qui nous rapprochent de notre âme, notre âme d'enfant, notre âme de poète...
"La mémoire entrouverte signale une fraîche prairie des temps anciens. La réveiller, solliciter ses promesses, retrouver mon âme douce, ma confiance."
"De la mémoire, il ne monte qu'une poussière vague et un parfum : serait-ce cela la poésie ?"
Ida Vitale
Retrouver son âme, c'est aussi rassembler ses souvenirs en un ensemble qui nous fait exister, avec ce que nous étions, qui nous a permis de devenir ce que nous sommes. Nous découvrons aussi à quel point notre mémoire est complexe, à quel point cette complexité peut être source de fragilité, mais aussi de richesse et de créativité.
«Mon âme est comme un orchestre caché ;
je ne sais pas quels instruments vibrent et jouent en moi,
cordes et harpes, timbales et tambourins.
Je ne peux me connaître qu'en tant que symphonie.»
Fernando
Pessoa. ("Le livre de l'intranquillité")je ne sais pas quels instruments vibrent et jouent en moi,
cordes et harpes, timbales et tambourins.
Je ne peux me connaître qu'en tant que symphonie.»
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