mardi 31 mai 2022

L'artiste et l'âme

 L'artiste serait capable de révéler la musique de l'âme et de la faire résonner.

Ecoutons ce que nous dit François Cheng.


François Cheng dans De l'âme : sept lettres à une amie

"Berlioz écrit dans ses mémoires : "Si son cœur a frissonné au contact de la poétique mélodie, s'il a senti cette ardeur intime qui annonce l'incandescence de l'âme, le but est atteint, le ciel lui est ouvert, Qu'importe la terre !" Ici Berlioz parle en artiste créateur. Son propos nous rappelle que la création artistique en général obéit au même processus. Les œuvres d'art sont les figures parlantes de l'univers sensible intériorisées par une âme humaine et recréées par elle au moyen de l'esprit. Ecoutons Kandinsky : " L'artiste est la main qui, par l'usage convenable de telle ou telle touche, met l'âme humaine en vibration (...). Cézanne savait faire d'une tasse de thé une création douée d'une âme, ou plus exactement reconnaître en cette tasse un être" ( Du spirituel dans l'art et dans la peinture en particulier). 

Tous les êtres ne sont pas forcément artistes, mais toute âme a un chant. Elle est à même de répondre à d'autres chants qui lui parlent. A toutes les époques, dans toutes les cultures, chaque âme a une musique qu'elle aimerait entendre au moment de quitter le berceau terrestre. L'âme n'aura de cesse de résonner avec un chant plus vaste que soi."



lundi 23 mai 2022

Amour inconditionnel



 Voici un très beau texte qui m'a beaucoup émue. Je vous le transmets donc à mon tour : 

" Mes parents étaient la protection, la confiance, la chaleur. Je l’éprouve encore aujourd’hui quand je songe à mon enfance, cette sensation de chaleur au-dessus de moi, derrière moi, autour de moi, cette impression merveilleuse de ne pas vivre à son compte, mais de s’appuyer tout entier, du corps et de l’âme, sur d’autres vies qui acceptent.

Mes parents me portaient.

C’est sans doute pourquoi, pendant toute mon enfance, je n’ai pas touché terre.

Je pouvais m’éloigner, revenir, les objets n’avaient pas de poids, rien ne collait à moi. Je passais entre les dangers et les peurs comme la lumière à travers un miroir.

Et c’est cela que j’appelle le bonheur de mon enfance.

C’était une armure magique qui, une fois posée sur vos épaules, peut être transportée à travers votre existence entière.

Mes parents, c’était le ciel.

Je ne me le disais pas clairement. Ils ne me le disaient pas non plus. Mais c’était une évidence.

De là mon audace. Je courais sans cesse. Toute mon enfance s’est passée à courir…



Seulement, je ne courais pas pour m’emparer de quelque chose (que voilà bien une idée d’adulte et non d’enfant !...). Je courais pour aller à la rencontre de tout ce qui était visible et de tout ce qui ne l’était pas encore. J’allais de confiance en confiance, comme dans une course de relais.

J’étais convaincu que rien ne m’était hostile, que les branches auxquelles je me suspendais tiendraient bon, que les allées, même sinueuses, me conduiraient là où je n’aurai pas peur, et que tous les chemins me ramenaient vers ma famille.

Autant dire que je n’avais pas d’histoire, sinon la plus importante de toutes, celle de la vie.

Et voilà ce que, tout à l’heure, j’ai appelé l’eau claire de mon enfance. […]

Ce qu’une maman peut faire pour son enfant aveugle peut s’exprimer simplement : lui donner naissance une deuxième fois.

C’est ce que la mienne fit pour moi.

Mon seul travail à moi était de m’abandonner à elle, de croire ce qu’elle croyait, de me servir de ses yeux chaque fois que les miens me manquaient.

A la compétence, elle ajouta l’amour, et l’on sait bien que cet amour là dissout les obstacles mieux que ne le feraient toutes les sciences.

On sait que j’avais de bons parents.

C’est à dire non seulement des parents qui me voulaient du bien, mais des parents pour qui ce n’était pas nécessairement une malédiction [que je sois] différent des autres.

Des parents prêts à admettre que leur manière de voir, la manière commune, n’était peut-être pas la seule possible, des parents prêts à aimer la mienne [ma façon de voir] et à la favoriser.

Jacques Lusseyran. Et la lumière fut. 



Jacques Lusseyran est devenu aveugle à l'âge de huit ans. Durant la guerre de 39/45 il est devenu résistant puis a été déporté. Après la guerre, il a enseigné en particulier aux Etats-Unis avant de décéder dans un accident de voiture à l'âge de 46 ans. 

lundi 16 mai 2022

Sagesse

Revenons cette semaine à nos contes. En voici un plein de sagesse et qui prône l'humilité joyeuse. Ce n'est pas si courant, alors profitons de cet instant de lecture !



Le sage

Il était une fois un vieillard centenaire. Cet homme avait deux fils. Tous les trois habitaient une cabane bancale au fond d'une ruelle, entre les derniers murs du faubourg et la cité des ordures. Ils étaient misérables et mécontents de vivre.

Un soir, les deux frères revinrent à leur masure sans le moindre croûton, sans la moindre salade, sans le moindre bâton de réglisse à rogner. Ils s'assirent par terre et restèrent la tête basse à écouter les bruits de leurs estomacs vides. Leur père s'attabla devant son bol empli de crépuscule, réfléchit longuement, et dit enfin : 

_ Mes enfants, j'ai très faim.

Les deux garçons grognèrent. Une mouche vint bourdonner autour d'eux, explora leurs oreilles et le bout de leur nez, s'en retourna dehors par la lucarne. Le vieillard marmonna :

_ Je déteste avoir faim. Plus encore, mes fils, je déteste vous voir maigres et guenilleux.

Tous les trois à l'unisson poussèrent un soupir à fendre le cœur de la lune. Un chien hurla au loin.

_ Mes enfants, vendez-moi, dit enfin le vieil homme.

Les fils pensèrent : "Il est devenu fou." Le père leur jeta un coup d'oeil pointu et poursuivit tranquillement son idée droite.

_ Menez moi au marché, posez-moi sur une couverture et mettez à mon cou un écriteau sur lequel , proprement, vous écrirez ces mots : "Sage à vendre, bon prix." J'ai en tête des trésors de conseils,  de bon sens, des réponses qui n'ont jamais servi. Mon acheteur pourra me consulter sur tout. Je serai le remède à ses perplexités. Par ailleurs, à mon âge, mon entretien ne lui coûtera guère. Je m'habille d'un rien, je ne mange pas plus qu'un vieux chat, assis, debout, couché, je m'endors n'importe où. A bien y réfléchir, je suis une excellente affaire. C'est dit. Vous me vendrez. Avec l'argent gagné vous pourrez vivre à votre aise, pour peu que vous sachiez l'investir comme il faut. Pour l'heure, bonne nuit. 

 Il s'endormit assis.

Le lendemain matin, la volonté d'un père étant indiscutable, les deux frères amenèrent le leur au marché. Un négociant fortuné trouva l'offre plaisante. Il se paya le vieillard pour mille dinars d'or. Avoir dans sa maison un sage centenaire valait bien ce prix, selon son sentiment. Il le mena chez lui sur un âne loué et le fit déposer dans une chambre vide, au fond de sa maison. Il voulut éprouver sur le champ ses talents. 

_ La paix sur toi, dit-il. Vieux père, j'ai besoin d'un conseil. Goûte ce miel. J'ai l'intention d'en acheter quelques milliers de pots. Est-il de bonne fleur ?

Le vieil homme flaira, risqua sa langue, inspira un grand coup et répondit :

_ Seigneur, il est agréable au palais, mais je crains qu'il ne soit pas bien satisfaisant. Il est fait d'un pollen qui sent la mort humaine. 

_ Tu n'as fait que goûter, s'étonna le marchand. Comment peux-tu savoir cela ?

_ Seigneur, apprends ceci : le savoir est l'époux, la saveur est l'épouse et leur fille est la vérité.

_ J'ai des doutes, répondit l'autre.

Il alla visiter le maître des abeilles. Il lui demanda où ses ruches étaient plantées. L'homme lui désigna un bosquet d'oliviers proche d'un mur de cimetière. Le marchand, émerveillé, s'en retourna en hâte, prit l'aïeul dans ses bras. 

_ Ô sage, lui dit-il. Ô ornement majeur de ma demeure ! 

_ Seigneur, lui répondit le vieux. Dieu me garde d'être ce que vous dites. Je ne veux pas orner. Je veux, si c'est possible, être parfois utile. servez-vous donc de moi, ou laissez-moi en paix.

_ Vieillard, dit le marchand, ces paroles sont si pertinentes qu'elles valent bien un dîner royal ! 

Il lui fit servir un repas de pain tendre et de mouton rôti.

Aux premiers jours d'été, il revint le voir. 

_ Que puis-je pour toi, seigneur ? lui demanda le sage. 

_ Ecarte le rideau et regarde dehors. Que vois-tu ?

_ Un jardin. De beaux arbres.

_ Et que vois-tu encore ?

_ Une jument, seigneur. Sa crinière est superbe, ses membres sont fins. Elle est de belle race. 

_ J'aimerais l'acheter.

_ Tu aurais tort, seigneur. Elle est née d'une mère au bord du retour d''âge.

Le marchand protesta. 

_ Vieillard, c'est impossible !

Il courut interroger le vendeur de la bête. Le sage avait bien vu. Son maître s'en revint. 

_ Merci, grand-père, dit-il, tout ébloui. Ton œil voit l'invisible. Je t'offre un supplément de pain et de mouton. 

Le vieillard soupira : 

_ Seigneur, n'as-tu rien d'autre ?

Aux premiers temps d'automne il se fit un matin grand bruit dans la maison. Assis sur son tapis le vieux sage écouta, ferma les yeux et sourit. Son maître en beaux habits vint joyeusement lui souhaiter le bonjour.

_ Je me marie, dit-il. Ecoute comme on chante ! Père sage, je veux te présenter la reine de ce jour, ma fiancée bien-aimée. Approche, ma gazelle. Grand-père, franchement, comment la trouves-tu ?

_ Elle est belle, seigneur, c'est l'évidence. Je ne peux dire plus. 

_ Tu m'as l'air réticent, répondit l'autre, l'œil inquiet. N'oublie pas : tu me dois la vérité entière. 

_ Je te la dois, hélas. Donc il me faut parler. Voici : ta gazelle a pour mère une putain notoire.

_ Qu'oses-tu dire là ? Son grand-père était prince !

_ Vérifie, répondit le sage.

Le presque marié sortit en grande hâte. Il revint déconfit. Le vieil homme, ce soir-là, dîna de pain et de mouton.

Une semaine après ce jour ses fils le visitèrent. Les mille dinars d'or de la vente du sage avaient changé leur vie. Ils avaient acheté une épicerie fine.

_ Père, es-tu heureux ? Ton maître est-il honnête ?

_ Il l'est, mes fils. Il me soigne. Il m'honore. Chaque fois que je lui donne un conseil judicieux il me fait porter un dîner de pain tendre et de mouton rôti. Je lui en suis reconnaissant, car c'est le seul cadeau qui soit à sa mesure. Que pourrait offrir de mieux le fils d'un rôtisseur et d'une boulangère ?

Comme il parlait ainsi, le maître de maison passait dans le couloir. Il entendit, rougit, fuma par les oreilles et faillit exploser. "Malheur ! se dit-il. Est-il possible que je sois un enfant du bas-peuple ?"

il courut chez sa mère (une sœur du sultan). Dès qu'il fut devant elle :

_ Qui suis-je, lui dit-il ?

_ Mon fils, répondit-elle, je dois me confesser, puisque tu le demandes. Au temps de ma jeunesse, je ne pouvais donner un garçon à ton père. Je m'en désespérais, et lui n'en dormait plus. Nous t'avons acheté pour mille dinars d'or à une boulangère qui venait d'accoucher. Son mari, autant qu'il m'en souvienne, était un rôtisseur de la rue des Cuisines.

_ Acheté, ma mère ? Pour mille dinars d'or ? Ô vérité ! Il partit d'un grand rire.

A peine de retour dans sa maison, il s'en fut embrasser son Père de Sagesse, mais ne put dire un mot. Il riait trop.

_Tu as enfin appris l'humilité joyeuse et tu sais qui tu es, lui dit le sage. Tu n'as plus désormais besoin de mes services. Donc adieu. Je vais aider mes garçons à l'épicerie fine. Ils ont besoin de moi. Ils vendent de ce miel qui sent le cimetière. Ô travail infini !

Il sortit, s'étira au soleil du jardin, et du pas mesuré d'un centenaire vert il s'en fut sous les arbres.


Ce conte est rapporté par Henri Gougaud dans "l'arbre d'amour et de sagesse"

mardi 10 mai 2022

Profitons de la nature rayonnante

 



Puisque mai tout en fleurs dans les prés nous réclame,

Viens ! ne te lasse pas de mêler à ton âme

La campagne, les bois, les ombrages charmants,

Les larges clairs de lune au bord des flots dormants,

Le sentier qui finit où le chemin commence,

Et l'air et le printemps et l'horizon immense,

L'horizon que ce monde attache humble et joyeux

Comme une lèvre au bas de la robe des cieux !

Viens ! et que le regard des pudiques étoiles

Qui tombe sur la terre à travers tant de voiles,

Que l'arbre pénétré de parfums et de chants,

Que le souffle embrasé de midi dans les champs,

Et l'ombre et le soleil et l'onde et la verdure,

Et le rayonnement de toute la nature

Fassent épanouir, comme une double fleur,

La beauté sur ton front et l'amour dans ton cœur !"


Victor Hugo (Les chants du crépuscule)



mardi 3 mai 2022

L'imaginal à nouveau

 Parlons à nouveau de ce monde invisible que nous évoquions dans le précédent article. Les symboles sont une des clés du passage d'un monde à l'autre. 

"Image visible de l'invisible, le symbole représente un concept ou une idée que l'individu ne peut définir ou comprendre pleinement par sa raison mais qui parle à son inconscient. En somme, le symbole est une représentation qui fait sens." (Frédéric Lenoir / Jung, un chemin vers soi).


Joseph de Maistre : "Tout se rapporte dans ce monde que nous voyons à un autre monde que nous ne voyons pas. Nous vivons au milieu d'un système de choses invisibles manifestées visiblement."

Baudelaire est un des poètes dits symbolistes, il évoque d'ailleurs les symboles dans ce poème :

Correspondances


La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles ;
L'homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l'observent avec des regards familiers.

Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons se répondent.

II est des parfums frais comme des chairs d'enfants,
Doux comme les hautbois, verts comme les prairies,
- Et d'autres, corrompus, riches et triomphants,

Ayant l'expansion des choses infinies,
Comme l'ambre, le musc, le benjoin et l'encens,
Qui chantent les transports de l'esprit et des sens.


       Charles Baudelaire, Les fleurs du mal




Nous sommes sans cesse dans un dialogue entre les deux mondes, que nous le ressentions ou pas.

 le visible ne suffit pas pour comprendre ce qui est vu.

[...] le visible ne s’interprète qu’en référant à l’invisible. »

Pascal Quignard. Sur le jadis.


Le pont entre les deux mondes peut se faire de différentes manières, le symbole est l'une d'entre elles.