mardi 30 mai 2023

Histoire édifiante sur la patience


Saadi, poète persan du XIIIe siècle, a écrit entre autres un livres d'"histoires édifiantes et spirituelles" : Le jardin des fruits. Ces petites histoires sont effectivement édifiantes et mettent en avant des leçons de vie pour les hommes de l'époque, mais aussi pour la nôtre, si l'on sait les écouter.


L'école de la patience

Un homme, dont les mérites étaient célèbres, avait un serviteur d'un caractère détestable et d'une laideur repoussante. On reconnaissait que la hideur de son visage était unique. Lorsque ce serviteur recevait l'ordre de préparer un repas, aussitôt il se mettait en colère ;  lorsque le repas était servi, aussitôt il venait s'asseoir grossièrement à table. Le soir, il renouvelait son manège, non sans sans se garder d'offrir à son maître la moindre goutte d'eau. Les reproches, les coups le laissaient indifférent. Le jour, la nuit, il faisait un vacarme infernal dans la maison. Quelquefois, il précipitait des poules dans le puits. Souvent encore, il hérissait de fagots le chemin par lequel son maître devait passer. Quand il allait faire une commission, il restait dehors pendant toute la journée. Devant lui, tout le monde fuyait…

Un jour, un voisin dit au maître :

_ En vérité, pourquoi ne chasses-tu pas ce singulier domestique ? Est-il beau, est-il zélé ? Comment peux-tu supporter les odieuses manières d'un être aussi laid. Je me charge de te trouver un autre esclave sérieux et honnête. Dépêche-toi de vendre celui-ci, au marché. Ne te proposerait-on qu'une obole, accepte-là, et il serait encore payé trop cher.

Le brave homme sourit et dit :

_ Précieux ami, j'avoue que mon esclave est insupportable, mais je lui dois d'être devenu meilleur. Il m'a rendu si patient que je puis maintenant tout supporter de la part de mes semblables.



dimanche 21 mai 2023

Accepter le sort


Une leçon donnée par les hommes de la Grèce antique, ceux de l'Iliade et l'Odyssée. Cette leçon est traduite pour notre époque par Sylvain Tesson dans son langage si particulier !


L'homme homérique accepte son sort, c'est là sa moindre qualité. Selon Aristote, chaque animal sur la terre accomplit "sa part de beauté et de nature." De même, l'homme sur le champ de bataille, dans son jardin, dans son palais est là pour vivre son temps. Il y a l'ordre des choses, il y a la part de l'homme. Que peut-on y changer ? La belle Nausicaa, forte de la sagesse de l'âge tendre, adressera telle leçon à Ulysse : "

Etranger, qui ne sembles sans raison ni sans noblesse,

Zeus est seul à donner aux hommes le bonheur, 

aux nobles et aux gens de peu, selon son gré.

S'il t'a donné ces maux, il faut bien que tu les endures.

(Odyssée, VI, 187-190)

Mais qu'on y prenne garde ! Accepter sa part de vie ne veut pas dire se résigner, passif, aux aléas du sort. Toute l'énergie d'Ulysse ne sera-t-elle pas de retrouver sa place dans l'ordre bousculé par la folie ? Il ne s'abandonnera pas à vivre au gré des courants. Nous touchons là l'un des paradoxes de la définition de la liberté chez Homère : nous sommes en mesure de suivre une course libre dans une carte du ciel dessinée à l'avance. En d'autres termes, tel le saumon déterminé par la nécessité de remonter le flux, on est libres de nager à contre-courant d'un fleuve dont on est impuissant à changer le sens.

"Mais personne n'échappe à son destin, je l'affirme,

une fois né, aucun mortel, ni lâche, ni noble !"

Iliade (VI 488-489)

dira Hector à Andromaque. Nulle révolte dans cette affirmation. L'homme lutte, se démène, navigue au rebours des éléments, se bat, mais ne pratique pas cette activité si cartésienne, si moderne, si française : récriminer contre son sort, chercher des coupables à sa propre faillite, se défausser de ses responsabilités et barbouiller finalement un mur avec son petit pinceau pour expliquer au monde qu'il est interdit d'interdire. Cette capacité d'accueillir ce qui doit advenir rend l'homme grec fort. Fort parce que disponible.



mardi 9 mai 2023

Histoire d'un dieu qui s'ennuyait

Voici une histoire zen sympathique, racontée par Pascal Fauliot :



Le barouf sacré

Un moine austère fut nommé à la tête d'un important monastère dont la vaste enceinte englobait un sanctuaire shinto consacré au kami protecteur du lieu. Depuis des temps immémoriaux, on y honorait quotidiennement le dieu avec des danses rituelles au rythme des percussions. Taka-daka le barouf sacré troublait le supérieur rigoriste dans ses méditations. Lui qui avait également autorité sur l'oratoire shinto remplaça le brillant rituel quotidien par une cérémonie bouddhique beaucoup plus sobre et silencieuse. Il pensait aussi que la récitation des soutras plairait au kami puisque celui-ci s'était converti au bouddhisme afin de devenir le gardien du monastère. Et pour ne pas trop perturber l'esprit des lieux, les danses et la musique furent autorisées au cours de certaines fêtes annuelles. 

Depuis qu'on n'entendait plus les sonores percussions, résonnaient par contre des grincements et des craquements à répétition qui venaient du sanctuaire shinto. les portes bata-bata claquaient sans aucun courant d'air, les planchers, les poutres et les charpentes gishi-gishi gémissaient sans aucun coup de vent. Et les desservants du lieu avaient maintenant d'énormes difficultés à ouvrir les portes ou à les maintenir fermées. On pensa que les tengu, des esprits particulièrement farceurs, avaient élu domicile dans le temple. Le supérieur du monastère dirigea un rite d'exorcisme, sans succès. Le tapage et les gémissements continuèrent de plus belle. Le révérend se résolut alors à faire appel à une chamane. Après avoir dansé et tourné dans le sanctuaire, elle s'adossa à un pilier au paroxysme de la transe. Les yeux exorbités, le visage métamorphosé, elle ouvrit la bouche et d'une voix masculine, récita ce poème :

Le palais des dieux est joyeux

Quand les tambours résonnent

Le miroir de la sagesse reflète alors

Les danses gracieuses de déesses.


Le kami avait parlé. Le dieu était fâché de ne plus avoir ses musiques et ses danses. Il s'ennuyait. Pour lui rendre sa bonne humeur et garder sa protection, le supérieur décida à contrecœur qu'on lui servît à nouveau son divertissement quotidien.  



lundi 1 mai 2023

François Cheng et Victor Hugo

Quand le poète d'origine chinoise nous parle de sa découverte du poète français :



"Mais le vrai ébranlement  vient avec les créations herculéennes de Hugo. Le géant visionnaire est hanté par l'image de la "bouche d'ombre" qui profère oracles ete prophéties, et révèle les réalités cachées de l'univers vivant. De ce fait, il se sent lui-même une bouche d'ombre chargée d'opérer par la magie du verbe. Inlassablement, ingénieusement, il s'emploie à exploiter le riche recel de mots, leur sonorité, les images et les parfums qu'ils véhiculent. Insérés dans un poème, telles des pierres précieuses dans une mosaïque, il élèvent les vers à un ordre supra-naturel :

"(...)

Ruth songeait et Booz dormait; l'herbe était noire;

Les grelots des troupeaux palpitaient vaguement;

Une immense bonté tombait du firmament;

C'était l'heure tranquille où les lions vont boire.


Tout reposait dans Ur et dans Jerimadeth;

Les astres émaillaient le ciel profond et sombre;

Le croissant fin et clair parmi ces fleurs de l'ombre

Brillait à l'occident, et Ruth se demandait,


Immobile, ouvrant l'œil à moitié sous ses voiles,

Quel dieu, quel moissonneur de l'éternel été, 

Avait en s'en allant, négligemment jeté

Cette faucille d'or dans le champ des étoiles."