Ce conte-ci vient de Chine, il nous est conté par Henri Gougaud. Il pourrait provenir de bien des endroits, car il nous retrace le cheminement de l'ego, qui se croit tout puissant au point de vouloir faire le bien des autres malgré eux. Heureusement, nous sommes capables de comprendre et d'apprendre, comme Cheng.
"Million de vivants, million de soleils sur le vaste océan, reflets de l'astre unique."
A l'ombre du vieux saule au bord de l'étang, Cheng lève son pinceau en poils de lièvre et contemple le bref poème qu'il vient de calligraphier sur une pierre plate, après un long temps de méditation. Un oiseau effleure l'eau dormante et va se perdre dans le ciel limpide. Cheng, les yeux mi-clos, se laisse aller à la rêverie. Un rayon de lumière danse sur son crane rasé, un papillon se pose dans un pli de sa robe. Il ouvre un œil, observe les ailes multicolores déployées devant lui. Parmi les nervures fragiles, il découvre des chemins, des villes, des forêts, des paysans à leur charrue, des barques sur la mer, des palais impériaux. Bientôt ces images s'ordonnent, semblables à celles que forment parfois les nuées. Un visage humain apparaît, un visage d'homme mort et pourtant illuminé de malice innocente. Alors Cheng sourit et murmure :
_ Enfin, Lao, vieux camarade, nous voilà réconciliés.
Cet homme nommé Lao, dont la figure est inscrite sur l'aile du papillon, fut autrefois un paysan que la misère persécuta au point de le rendre fou. S'éveillant, un matin apparemment semblable à tous les matins de sa vie, il appela ses domestiques d'une voix sonore. Or, de sa triste existence, nul ne l'avait servi, ni homme, ni femme, ni chien. Son fils, contemplant son visage emprunt d'une majesté dérisoire, comprit que Lao n'était pas sorti du rêve qui venait de visiter son sommeil. Il le secoua sans tendresse, mais ne parvint pas à le faire rentrer dans le monde solide. Le pauvre homme, dans un coin puant de sa masure, frotta son corps de parfums imaginaires, puis une invisible servante l'enveloppa dans d'impalpables serviettes. Après quoi il sortit au soleil, s'assit à l'ombre du tilleul sur la place du village et convoqua le peuple. Les villageois accoururent et s'amusèrent de lui. Il écouta les quolibets et les insultes de l'air compassé d'un seigneur accablé de flatteries, puis caressant son ventre creux, il rota comme un mandarin pansu et ordonna que lui soit servi son ordinaire festin matinal. On lui jeta des touffes d'herbe et des épluchures moisies. Il les dégusta sans la moindre répugnance et se lécha les doigts en demandant que l'on complimente de sa part les cuisiniers. Les gens, bientôt lassés de le railler, s'accoutumèrent à sa folie. Ainsi Lao s'installa dans une opulence fictive et, une année entière, vécut déraisonnable, et heureux.
C'est alors que Cheng, fatigué de la ville et de ses fastes, décida d'aller vivre quelques semaines méditatives dans le village de celui qu'on appelait, désormais, le Simple. Cheng était en ce temps-là le plus fameux médecin de l'empire. Dès qu'il vit Lao errant joyeusement dans les labyrinthes de sa citadelle intérieure, il fut pris d'un violent désir d'exercer sur lui son art. Non point par générosité, ni par goût des honneurs. Seule l'éperonnait une intime et dévorante ambition : vaincre le dragon de la démence.
Armé de son indiscutable génie, il pénétra donc dans l'esprit de Lao le Simple et livra bataille, sept jours durant. Au matin du huitième jour, l'idiot se réveilla lucide. Dépouillé de sa bienheureuse folie, il palpa son corps efflanqué, frotta ses yeux et pleura sur sa misère retrouvée. Il demanda quel péché il avait commis pour être ainsi retenu en enfer, après un an de paradis. Cheng lui répondit :
_ Mon ami, ton désespoir me réjouit car il est le signe de ta guérison. mon oeuvre est accomplie. Permets donc que je me retire.
Lao le retint par la manche de sa robe et gémit :
_ Homme cynique, regarde mes haillons crasseux, regarde mon corps délabré, mes côtes saillantes, ma face creuse. comment oses-tu prétendre que tu m'as rendu la santé ?
_ Il est vrai, lui répondit Cheng, que tu es fort maigre et mal vêtu. je te conseille donc de t'habiller de laine et de manger raisonnablement, deux fois par jour. Si tu n'as pas d'argent pour payer ces élémentaires remèdes, je ne peux rien pour toi. Je soigne le corps des hommes, point les tares sociales. Adieu.
Cheng s'en alla, content de lui. Alors Lao demeuré seul désespéra si fort qu'il se pendit au faîte de sa hutte.
Le lendemain, son fils porta plainte devant le juge du district. Le docteur Cheng, selon le jeune homme en deuil, avait imprudemment empoisonné l'âme de son père et s'en était allé sans se soucier des dégâts qu'il avait provoqués. Les villageois interrogés abondèrent en ce sens : Cheng avait brisé la sérénité du Simple. Cheng devait être puni. Le juge convoqua l'intraitable docteur, qui plaida sa cause avec simplicité.
_ Mon art guérir les fous, dit-il. Il est donc bienfaisant. Je n'ai fait que rendre à Lao son esprit perdu, car son bonheur était illusoire.
_ Tous les bonheurs ne le sont-ils pas ? répliqua le juge. Et toi-même, Cheng , qui as précipité dans les ténèbres de la mort ce paysan misérable pour l'orgueilleux plaisir de le délivrer d'une illusion, n'es-tu pas fou ?
Cheng ne répondit pas. Alors le juge édicta sa sentence :
_ Homme savant mais peu sage, tu vivras désormais solitaire, et pour ne pas être tenté de te perdre dans ta propre folie tu briseras tes miroirs. Nous souhaitons que Lao le Simple un jour te pardonne. Va, et que ta présence ne souille plus notre regard.
Aujourd'hui, vingt ans sont passés, peut-être davantage.
Cheng n'est plus assez déraisonnable pour compter les jours, car les mêmes reviennent sans cesse sous des oripeaux différents, selon les saisons et le caprice des nuées. Cheng est sorti de sa gangue d'orgueil. Il sait maintenant que tout est illusion. Il laisse errer son regard sur son poème. "Million de vivants, million de soleils sur le vaste océan, reflets de l'astre unique." Il prend la pierre plate sur laquelle sont inscrits ces mots et la jette à l'eau. Le miroir de l'étang se brise dans lequel il s'est un instant contemplé, le papillon s'envole et l'homme sage s'endort à l'ombre du saule que berce le vent.
"Million de vivants, million de soleils sur le vaste océan, reflets de l'astre unique."
A l'ombre du vieux saule au bord de l'étang, Cheng lève son pinceau en poils de lièvre et contemple le bref poème qu'il vient de calligraphier sur une pierre plate, après un long temps de méditation. Un oiseau effleure l'eau dormante et va se perdre dans le ciel limpide. Cheng, les yeux mi-clos, se laisse aller à la rêverie. Un rayon de lumière danse sur son crane rasé, un papillon se pose dans un pli de sa robe. Il ouvre un œil, observe les ailes multicolores déployées devant lui. Parmi les nervures fragiles, il découvre des chemins, des villes, des forêts, des paysans à leur charrue, des barques sur la mer, des palais impériaux. Bientôt ces images s'ordonnent, semblables à celles que forment parfois les nuées. Un visage humain apparaît, un visage d'homme mort et pourtant illuminé de malice innocente. Alors Cheng sourit et murmure :
_ Enfin, Lao, vieux camarade, nous voilà réconciliés.
Cet homme nommé Lao, dont la figure est inscrite sur l'aile du papillon, fut autrefois un paysan que la misère persécuta au point de le rendre fou. S'éveillant, un matin apparemment semblable à tous les matins de sa vie, il appela ses domestiques d'une voix sonore. Or, de sa triste existence, nul ne l'avait servi, ni homme, ni femme, ni chien. Son fils, contemplant son visage emprunt d'une majesté dérisoire, comprit que Lao n'était pas sorti du rêve qui venait de visiter son sommeil. Il le secoua sans tendresse, mais ne parvint pas à le faire rentrer dans le monde solide. Le pauvre homme, dans un coin puant de sa masure, frotta son corps de parfums imaginaires, puis une invisible servante l'enveloppa dans d'impalpables serviettes. Après quoi il sortit au soleil, s'assit à l'ombre du tilleul sur la place du village et convoqua le peuple. Les villageois accoururent et s'amusèrent de lui. Il écouta les quolibets et les insultes de l'air compassé d'un seigneur accablé de flatteries, puis caressant son ventre creux, il rota comme un mandarin pansu et ordonna que lui soit servi son ordinaire festin matinal. On lui jeta des touffes d'herbe et des épluchures moisies. Il les dégusta sans la moindre répugnance et se lécha les doigts en demandant que l'on complimente de sa part les cuisiniers. Les gens, bientôt lassés de le railler, s'accoutumèrent à sa folie. Ainsi Lao s'installa dans une opulence fictive et, une année entière, vécut déraisonnable, et heureux.
C'est alors que Cheng, fatigué de la ville et de ses fastes, décida d'aller vivre quelques semaines méditatives dans le village de celui qu'on appelait, désormais, le Simple. Cheng était en ce temps-là le plus fameux médecin de l'empire. Dès qu'il vit Lao errant joyeusement dans les labyrinthes de sa citadelle intérieure, il fut pris d'un violent désir d'exercer sur lui son art. Non point par générosité, ni par goût des honneurs. Seule l'éperonnait une intime et dévorante ambition : vaincre le dragon de la démence.
Armé de son indiscutable génie, il pénétra donc dans l'esprit de Lao le Simple et livra bataille, sept jours durant. Au matin du huitième jour, l'idiot se réveilla lucide. Dépouillé de sa bienheureuse folie, il palpa son corps efflanqué, frotta ses yeux et pleura sur sa misère retrouvée. Il demanda quel péché il avait commis pour être ainsi retenu en enfer, après un an de paradis. Cheng lui répondit :
_ Mon ami, ton désespoir me réjouit car il est le signe de ta guérison. mon oeuvre est accomplie. Permets donc que je me retire.
Lao le retint par la manche de sa robe et gémit :
_ Homme cynique, regarde mes haillons crasseux, regarde mon corps délabré, mes côtes saillantes, ma face creuse. comment oses-tu prétendre que tu m'as rendu la santé ?
_ Il est vrai, lui répondit Cheng, que tu es fort maigre et mal vêtu. je te conseille donc de t'habiller de laine et de manger raisonnablement, deux fois par jour. Si tu n'as pas d'argent pour payer ces élémentaires remèdes, je ne peux rien pour toi. Je soigne le corps des hommes, point les tares sociales. Adieu.
Cheng s'en alla, content de lui. Alors Lao demeuré seul désespéra si fort qu'il se pendit au faîte de sa hutte.
Le lendemain, son fils porta plainte devant le juge du district. Le docteur Cheng, selon le jeune homme en deuil, avait imprudemment empoisonné l'âme de son père et s'en était allé sans se soucier des dégâts qu'il avait provoqués. Les villageois interrogés abondèrent en ce sens : Cheng avait brisé la sérénité du Simple. Cheng devait être puni. Le juge convoqua l'intraitable docteur, qui plaida sa cause avec simplicité.
_ Mon art guérir les fous, dit-il. Il est donc bienfaisant. Je n'ai fait que rendre à Lao son esprit perdu, car son bonheur était illusoire.
_ Tous les bonheurs ne le sont-ils pas ? répliqua le juge. Et toi-même, Cheng , qui as précipité dans les ténèbres de la mort ce paysan misérable pour l'orgueilleux plaisir de le délivrer d'une illusion, n'es-tu pas fou ?
Cheng ne répondit pas. Alors le juge édicta sa sentence :
_ Homme savant mais peu sage, tu vivras désormais solitaire, et pour ne pas être tenté de te perdre dans ta propre folie tu briseras tes miroirs. Nous souhaitons que Lao le Simple un jour te pardonne. Va, et que ta présence ne souille plus notre regard.
Aujourd'hui, vingt ans sont passés, peut-être davantage.
Cheng n'est plus assez déraisonnable pour compter les jours, car les mêmes reviennent sans cesse sous des oripeaux différents, selon les saisons et le caprice des nuées. Cheng est sorti de sa gangue d'orgueil. Il sait maintenant que tout est illusion. Il laisse errer son regard sur son poème. "Million de vivants, million de soleils sur le vaste océan, reflets de l'astre unique." Il prend la pierre plate sur laquelle sont inscrits ces mots et la jette à l'eau. Le miroir de l'étang se brise dans lequel il s'est un instant contemplé, le papillon s'envole et l'homme sage s'endort à l'ombre du saule que berce le vent.