Expérience de la naissance, expérience de la mort : pour nous Aldo Naouri raconte ici la fin du rêve de fusion de celui qui s'en va et la solitude inhérente à la condition humaine.
"J'ai demandé à mon grand-père pourquoi les gens qui ont si longuement patienté s'en vont si vite dès que les fossoyeurs commencent leur travail. Je les ai si souvent vu s'arracher à leur longue immobilité et courir en tous sens pour s'égailler puis disparaître comme une nuée d'oiseaux craintifs.
Je n'ai jamais oublié sa réponse. J'y ai repensé tant de fois ! C'est le genre de réponse que tout enfant rêve d'avoir aux questions qu'il se pose. Une réponse ouverte, béante. Une réponse qui réfléchit son contenu en un inépuisable écho. On ne cesse pas de l'interroger pour la prendre en défaut et elle vous ouvre, d'une fois sur l'autre, des horizons neufs et insoupçonnés :
"Vois-tu, mon enfant, quand le mort du fond de sa tombe prend acte de sa condition, il commence par invoquer sa mère. N'en n'a-t-il pas toujours été ainsi entre eux ? C'est donc naturellement elle qu'il appelle en premier. Il fait ce qu'il lui a toujours suffi de faire et qui a toujours été suivi d'effet : il y pense fort, sachant qu'elle est toujours capable de le deviner par la pensée et sans le secours du moindre mot. Il se concentre et y pense plus fort encore qu'il ne l'a jamais fait. Mais elle, morte ou vivante, naturellement submergée par la douleur et tout à l'écoute de son immense chagrin, ne l'entend pas. Elle ne peut pas l'entendre. Elle ne l'entend plus. Alors il se tourne vers son père, mort ou vivant lui aussi, pour l'implorer : il use avec lui, comme il en a eu l'habitude, d'un chuchotis respectueux et vaguement apeuré. Le père non plus ne l'entend plus : sa gorge nouée et les larmes qu'il essaie vainement de réprimer l'empêchent de percevoir le moindre son. Mû par sa frayeur grandissante, assailli par l'étendue d'un désespoir inconnu jusque-là, il élève un peu plus la voix : il s'adresse à ses frères, à ses sœurs, à ses amis que l'épreuve écrase autant qu'elle les enferme. Aucun d'eux ne l'entend. Il multiplie ses appels sans le moindre succès. Il fait défiler tous les mots et tous les sons qu'il connaît dans l'espoir d'en faire percevoir au moins un. Sa frayeur atteint son comble. Craignant de s'y être mal pris, il recommence son parcours depuis le début : sa mère, son père, ses proches, ses alliés, ses amis. Chacun y repasse. Et comme la cérémonie avance et qu'il n'obtient aucun résultat, quand la première pelletée de terre résonne sur le couvercle de son cercueil, il concentre toute son énergie pour pousser un dernier cri. Un cri unique, sans destinataire. Un cri seulement fait pour émouvoir quiconque pourrait l'entendre dans la foule agglutinée. Un cri dont on dit qu'il est sidérant, glaçant, horrible.
Eh bien, mon enfant, sache que ce cri, il faut que personne, tu m'entends bien, toi, il faut que personne ne puisse l'ouïr ! Car nul ne peut ou ne doit témoigner pour cet humain qui s'en va seul et qui, seul comme il est entré dans la vie, seul comme il l'a toujours été, doit s'en aller seul. Simple véhicule de la vie qui l'a élu, habité, et qui le quitte, il ne doit pas pouvoir se raccrocher à un autre porteur de vie.
Voilà pourquoi les gens qui s'en vont s'éloignent avec l'air appliqué et pressé que tu leur as vu.
On peut entendre le cri de la venue à la vie: il est ce son ouvert, cette ligne sur laquelle s'inscriront les actes et les discours. On ne doit pas entendre le cri de la fin. Parce qu'on ne peut pas communier avec cette fin, sauf à y sombrer soi-même."
Aldo Naouri