dimanche 30 mai 2021

Eloge de l'instant présent

 Ce thème de l'instant présent me revient régulièrement en tête car il n'est pas toujours facile à appliquer dans la vie.

"Le présent est fait de déformations du passé et d'ébauches imprécises de l'avenir." Pierre Reverdy

Cependant, voici un conte attribué à Tolstoï qui le met à l'honneur.


Conte de Tolstoï sur un roi généreux


Un roi pensa, une fois, que s’il savait toujours le moment où il faut commencer chaque œuvre, s’il savait avec quelles gens il faut travailler, avec qui il ne le faut pas, et, principalement, s’il savait toujours quelle affaire est la plus importante, alors il n’aurait jamais d’ennuis.

Après avoir réfléchi, le roi fit savoir dans tout son royaume qu’il donnerait une grande récompense à celui qui lui apprendrait comment savoir le temps opportun pour chaque affaire, quelles sont les gens les plus nécessaires et comment ne pas se tromper dans le choix de l’œuvre la plus importante de toutes.

Et des savants commencèrent à venir pour répondre à ces différentes questions.

A QUELLE MOMENT COMMENCER CHAQUE ŒUVRE ?
À la première question les uns disaient que pour connaître le temps opportun pour chaque affaire il faut se tracer d’avance l’emploi du temps, du mois, de l’année et le suivre strictement. C’est seulement alors, disaient-ils, que chaque chose se fait en son temps.

Les autres disaient qu’on ne peut décider d’avance quelle chose il faut faire en tel temps, mais qu’il ne faut pas s’oublier dans des amusements stériles et être toujours attentif à ce qui arrive, et alors faire ce qu’exige le moment.

Les troisièmes disaient que le roi aurait beau être attentif à ce qui arrive, un seul homme ne peut jamais décider sûrement en quel moment il faut faire telle ou telle chose, qu’il faut avoir le conseil d’hommes sages et, d’après ce conseil, voir ce qu’il faut faire et en quel temps.

Les quatrièmes disaient qu’il y a des affaires pour lesquelles on n’a pas le temps d’interroger des conseillers et qu’il faut décider à l’instant si c’est le moment ou non de les commencer. Or pour le savoir, il faudrait savoir à l’avance ce qui arrivera ; et cela, seuls les mages le peuvent. De sorte que, pour connaître le temps opportun pour chaque affaire, il faut interroger les mages.

AVEC QUELS GENS TRAVAILLER ?
Les réponses à la seconde question furent aussi diverses. Les uns disaient que les hommes les plus nécessaires aux rois sont ses aides dans le gouvernement ; les autres nommaient les prêtres. Les troisièmes disaient que les hommes les plus nécessaires pour les rois sont les médecins ; ce sont les soldats, disaient les quatrièmes.

QUEL ŒUVRE EST LA PLUS IMPORTANTE ?
À la troisième question : quelle œuvre est la plus importante au monde ? les uns répondaient les sciences ; les autres, l’art militaire ; les troisièmes, l’adoration de Dieu.
Des réponses qui ne satisfont pas le roi.
Vu la diversité des réponses, le roi n’accepta aucune d’elles et ne récompensa personne.

LA NOUVELLE DÉCISION DU ROI
Afin d’avoir une réponse sûre à ces questions, il résolut d’aller interroger un ermite, réputé pour sa sagesse.
Cet ermite vivait dans la forêt, ne sortait jamais, ne recevait que des gens simples. Aussi le roi s’habilla-t-il de vêtement pauvres et, avant d’arriver avec sa suite jusqu’à la cellule de l’ermite, il descendit de cheval et s’y rendit seul à pied.
Quand le roi s’approcha de l’ermite, celui-ci était devant sa cellule et retournait un massif. En apercevant le roi, il le salua et aussitôt se remit à creuser.
L’ermite était maigre et faible. Il enfonça la pelle dans la terre puis, ayant retourné le petit tas de terre, il soupira lourdement.
Le roi s’approcha de lui et lui dit :

— Je suis venu chez toi, sage ermite, pour te demander la réponse à trois questions : Quel temps faut-il connaître et ne pas laisser échapper pour ne pas s’en repentir après ? Quelles sont les gens les plus nécessaires et avec qui faut-il travailler plus, et avec qui moins ? Quelles sont les œuvres les plus importantes et, par conséquent laquelle faut-il faire avant toutes les autres ?

L’ermite écouta le roi et ne répondit rien. Il cracha dans ses mains et, de nouveau, se mit à remuer la terre.




LA VIE CHEZ L'ERMITE
— Tu es fatigué, dit le roi, donne-moi la pelle, je travaillerai pour toi.
— Merci, dit l’ermite, et, lui donnant la pelle, il s’assit sur le sol.
Après avoir retourné deux massifs, le roi s’arrêta et répéta ses questions. L’ermite ne répondit rien, se leva et tendit les mains vers la pelle.
— Maintenant repose-toi et moi je travaillerai, dit-il.

Mais le roi ne lui donna pas la pelle et continua à creuser. Une heure s’écoulait après l’autre, le soleil commençait déjà à se coucher derrière les arbres. Le roi, enfonçant la pelle dans la terre, dit :
— Je suis venu chez toi, homme sage, pour chercher la réponse à mes questions. Si tu ne peux me répondre, dis-le moi, je m’en irai.
— Attends, vois, quelqu’un court ici, regarde qui ? dit l’ermite.
Le roi se retourna et vit que, de la forêt, en effet, accourait un homme barbu. Cet homme tenait les mains contre son ventre ; au-dessous des mains le sang coulait. Quand il fut arrivé près du roi l’homme barbu tomba à terre et, sans remuer, gémit faiblement. Le roi aidé de l’ermite ouvrit l’habit de cet homme.

Il avait au ventre une large blessure. Le roi le lava comme il put avec son mouchoir et une serviette et l’ermite la pansa. Mais le sang ne cessait de couler. Le roi remplaça plusieurs fois le pansement mouillé de sang chaud, de nouveau lava et pansa la blessure.
Quand le sang s’arrêta, le blessé reprit connaissance et demanda à boire. Le roi apporta de l’eau fraîche et lui donna à boire. Cependant le soleil s’était couché tout à fait et la fraîcheur était venue, c’est pourquoi le roi, avec l’aide de l’ermite, transporta l’homme barbu, dans la cellule, et le posa sur la couche de l’ermite. Là le blessé ferma les yeux et parut s’endormir.

Le roi était si fatigué de la marche et du travail, qu’assis sur le seuil il s’endormit aussi et d’un sommeil si profond qu’il dormit toute la courte nuit d’été. Quand le matin il s’éveilla, pendant longtemps il ne put comprendre où il était et quel était cet homme étrange, barbu, qui, couché sur le lit, le fixait de ses yeux brillants.
— Pardonne moi, dit d’une voix faible l’homme barbu, quand il s’aperçut que le roi était éveillé et le regardait.
— Je ne te connais pas et n’ai pas à te pardonner, dit le roi.
— Tu ne me connais pas, mais moi, je te connais. Je suis ton ennemi, celui qui a juré de se venger de toi, parce que tu es mon frère et m’as ravi mon bien. Ayant appris que tu venais seul chez l’ermite, j’avais résolu de te tuer. Je voulais t’attaquer quand tu t’en retournerais, mais toute la journée se passait et je ne te voyais pas. Alors je sortis du traquenard pour savoir où tu étais et je tombai parmi tes compagnons. Ils m’ont reconnu et m’ont blessé. Je me suis enfui mais en perdant mon sang, et je serais mort si tu n’avais pansé ma blessure. Je voulais te tuer, et toi tu m’as sauvé la vie. Si maintenant je reste vivant, et si tu le veux, je te servirai comme l’esclave le plus fidèle, et j’ordonnerai à mes fils d’agir de même. Pardonne-moi.

Le roi était très heureux de s’être si facilement réconcilié avec un ennemi, et d’en avoir fait un ami. Non seulement il lui pardonna, mais il lui promit de lui rendre son bien, et d’envoyer chercher ses domestiques et son médecin.

Après avoir dit adieu au blessé le roi sortit sur le seuil pour chercher l’ermite. Avant de le quitter, il voulait lui demander une dernière fois de répondre aux questions qu’il lui avait posées.
L’ermite était dans la cour. Accroupi près du massif retourné la veille, il y ensemençait des légumes.



LES RÉPONSES TANT ATTENDUES
Le roi s’approcha de lui et dit :
— Pour la dernière fois, homme sage, je te demande de répondre à mes questions.
— Mais la réponse t’est déjà donnée, prononça l’ermite en s’asseyant sur ses mollets maigres et regardant de bas en haut le roi qui était devant lui.
— Comment, j’ai la réponse ? dit le roi.
— Certainement ! répondit l’ermite. Si, hier, tu n’avais pas eu pitié de ma faiblesse et n’avais pas remué pour moi ce massif, si tu étais retourné seul, ton ennemi t’aurait attaqué et tu te repentirais de n’être pas resté avec moi. Alors le temps le plus opportun était pendant que tu remuais le massif, et moi j’étais l’homme le plus important, et l’œuvre la plus importante était de me faire du bien. Et après, quand l’homme est accouru, le temps le plus opportun était quand tu le soignais, car si tu n’avais pas pensé sa blessure il serait mort sans se réconcilier avec toi. Alors l’homme le plus important c’était lui ; et ce que tu lui as fait était l’œuvre la plus importante.

Ainsi, souviens-toi que le temps le plus opportun est le seul, immédiat, et il est le plus important parce que c’est seulement à ce moment que nous sommes les maîtres de nous-mêmes ; et l’homme le plus nécessaire est celui avec qui l’on se rencontre à ce moment, et l’œuvre la plus importante, c’est de lui faire du bien.



dimanche 23 mai 2021

Redécouverte

 Jules Supervielle : un poète un peu oublié et je dois dire que je n'avais pas ses poèmes en tête.

Cela m'a permis de refaire une belle découverte. Ses poèmes parlent de nature, d'espace et son langage est simple. Il nous parle directement au cœur et ses vers ont un petit air familier.



Hommage à la vie


C’est beau d’avoir élu
Domicile vivant
Et de loger le temps
Dans un cœur continu,
Et d’avoir vu ses mains
Se poser sur le monde
Comme sur une pomme
Dans un petit jardin,
D’avoir aimé la terre,
La lune et le soleil,
Comme des familiers
Qui n’ont pas leurs pareils,
Et d’avoir confié
Le monde à sa mémoire
Comme un clair cavalier
A sa monture noire,
D’avoir donné visage
À ces mots : femme, enfants,
Et servi de rivage
À d’errants continents,
Et d’avoir atteint l’âme
À petits coups de rame
Pour ne l’effaroucher
D’une brusque approchée.
C’est beau d’avoir connu
L’ombre sous le feuillage
Et d’avoir senti l’âge
Ramper sur le corps nu,
Accompagné la peine
Du sang noir dans nos veines
Et doré son silence
De l’étoile Patience,
Et d’avoir tous ces mots
Qui bougent dans la tête,
De choisir les moins beaux
Pour leur faire un peu fête,
D’avoir senti la vie
Hâtive et mal aimée,
De l’avoir enfermée
Dans cette poésie.



Ses poèmes sont souvent emprunts de mélancolie et d'espoir mélangés. Ils nous parlent de la vie :

Il faut savoir être un arbre durant les quatre saisons,

Et regarder, pour mieux se taire,

Ecouter les paroles des hommes et ne jamais répondre,

Il faut savoir être tout entier dans une feuille

Et la voir qui s’envole..

 


Les illustrations sont de Armando Bergallo, peintre uruguayen, pays où Jules Supervielle est né et où il a vécu quelques années.

dimanche 9 mai 2021

Printemps heureux

Le printemps a toujours été signe de vitalité, de vigueur, de joie et de renouveau.
Cette année, nous sommes davantage prêts à le célébrer et à nous laisser aller à son invitation à la lumière.
Voici deux propositions, l'une plus sage de Victor Hugo  et la deuxième de Baudelaire dont l'injonction : Enivrez-vous ! sonne comme une libération. Cette année, nos poésies classiques prennent un nouveau sens et c'est vraiment bien !




Printemps

Voici donc les longs jours, lumière, amour, délire !
Voici le printemps ! mars, avril au doux sourire,
Mai fleuri, juin brûlant, tous les beaux mois amis !
Les peupliers, au bord des fleuves endormis,
Se courbent mollement comme de grandes palmes ;
L’oiseau palpite au fond des bois tièdes et calmes ;
Il semble que tout rit, et que les arbres verts
Sont joyeux d’être ensemble et se disent des vers.
Le jour naît couronné d’une aube fraîche et tendre ;
Le soir est plein d’amour ; la nuit, on croit entendre,
A travers l’ombre immense et sous le ciel béni,
Quelque chose d’heureux chanter dans l’infini.

                                                                        Victor Hugo, Toute la lyre


ENIVREZ-VOUS

Il faut être toujours ivre. Tout est là : c'est l'unique question. Pour ne pas sentir l'horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.

Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous.

Et si quelquefois, sur les marches d'un palais, sur l'herbe verte d'un fossé, dans la solitude morne de votre chambre, vous vous réveillez, l'ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, à l'étoile, à l'oiseau, à l'horloge, à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est ; et le vent, la vague, l'étoile, l'oiseau, l'horloge, vous répondront : « Il est l'heure de s'enivrer ! Pour n'être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous ; enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. »

Baudelaire, Le Spleen de Paris, XXXIII



 

dimanche 2 mai 2021

Drôle d'histoire d'amour

Voici, comme la dernière fois, une histoire d'amour en forme de parabole. Elle n'a pas la même fin mais elle nous met aussi en garde contre les illusions et les dangers d'aimer. 

Elle est racontée par Saâdi, le grand poète persan du XIIIe siècle dans "le jardin des fruits".



Les larmes de la bougie

Une nuit que le Sommeil résistait à mes appels, j'entendis un papillon dire à ma bougie : 

_ J'aime aimer. Il est donc logique que je me consume sans trêve. Mais toi, pourquoi verses-tu ces larmes brûlantes ?



_ Mon frère, répondit la bougie, un méchant homme m'a séparée du miel, mon doux amant, et je pleure. Mais je m'aperçois que tu es indigne d'aimer ! Tu n'as aucun courage, aucune résignation... Ma flamme ne t'a encore donné qu'un baiser, et tu fuis ! Le feu de l'amour n'a fait que frôler ton aile... Regarde comme il m'enlace et me détruit ! Au lieu d'admirer ma résignation passionnée, mes larmes brûlantes, tu ne t'intéresses qu'à la lumière que je répands. Cependant, je ressemble à Saâdi ! Il sourit, mais le feu de l'amour le dévore...

Quelques instants après, une ravissante jeune fille vint éteindre ma bougie, qui exhala une fumée noire, en disant :

_ L'amour finit ainsi. La mort seule a raison de sa flamme... Ne demeure pas à pleurer sur les tombes des vaincus de l'amour ! Lève-toi et dis : "Gloire à Dieu ! Ces victimes étaient des Elus."


Ne te lance pas sur l'océan de l'amour. Mais, si tu tentes l'aventure, sois hardi et plonge jusqu'au fond de ses gouffres !