Héraclite |
Nous avons conservé de lui des bribes de textes rassemblés sous le titre de "Fragments".
Edgar Morin nous décrypte deux de ces petites phrases à sa manière (extrait de "Clés") :
"« Vivre de mort, mourir de vie. » Voilà une formule typique d’Héraclite. A première vue, il s’agit d’un non sens. Quand on y réfléchit, il s’en dégage un sens premier, limpide : nous vivons de la mort des animaux ou des plantes que nous mangeons. On découvre dans cette formule l’énoncé du cycle trophique de la nature : toute vie se nourrit d’une autre vie, les plantes sont mangées par le végétarien, lui-même mangé par le petit carnivore, à son tour dévoré par le grand carnivore qui, lorsqu’il meurt, fait le festin de vers et d’insectes nécrophages et nourrit les plantes par ses sels minéraux. Mais on peut y réfléchir encore. « Vivre de mort, mourir de vie » : ne vivons-nous pas de la mort de nos cellules qui vieillissent et se décomposent pour laisser la place à des cellules jeunes ? Et les sociétés ne vivent-elles pas parce que des personnes meurent et d’autres, plus jeunes, arrivent et prennent leur place ? La vie et la mort sont certes deux ennemies fondamentales, mais la vie lutte contre la mort en utilisant la mort. Néanmoins, il est tuant de se régénérer en permanence. C’est épuisant. Finalement, on meurt à force de rajeunir. On meurt de vie.
Il y aussi chez Héraclite cette formule magnifique, que je cite souvent : « Sans l’espérance, tu ne trouveras pas l’inespéré. » Elle est plus que jamais actuelle. On en retrouve l’écho chez Mark Twain, disant : « Ils ne savaient pas que c’était impossible, aussi ils l’ont fait. » Je crois profondément qu’il faut espérer l’inespéré, ou du moins espérer dans l’improbable. Que de fois le probable ne s’est pas réalisé et l’improbable est advenu, pendant les guerres et en temps de paix, dans la vie d’un individu et celle d’une société. Le probable aujourd’hui, c’est que la course folle dans laquelle est entraînée notre planète mène à des catastrophes en chaîne, avec et par l’économie devenue folle, la dégradation de la biosphère, la multiplication des armes de destruction, les convulsions ethno- religieuses. Faut-il en conclure qu’il n’y a plus d’espoir ? Le probable n’est pas le certain et avec mes faibles forces j’œuvre pour l’improbable.
En Chine, à la même époque qu’Héraclite, vers le VIe siècle avant notre ère, surgit le tao, fondé sur l’union des deux termes antagonistes que sont le yin et le yang, le féminin et le masculin, le froid et le chaud, l’obscurité et la lumière. Union complexe puisque dans le yin il y a un petit yang, et dans le yang il y a un petit yin. Cette philosophie, très voisine de celle d’Héraclite, m’a été immédiatement familière. J’ajoute que la reconnaissance de deux vérités contradictoires nous protège d’une vision réductrice, unilatérale, manichéenne. Cela ne m’a pas empêché de prendre parti dans ma vie. Mais j’ai compris qu’il y avait chez l’adversaire une part de vérité devenue folle. "
Edgar Morin |
On trouve également chez Heraclite l'idée de l'impermanence, une des bases du bouddhisme. Tout change, tout passe, tout meurt à chaque instant.
«Il n'y a rien de solide sous le ciel, ni les montagnes ni les pyramides, ni les merveilles de la nature, ni les monuments édifiés par l'homme. L'objet bouge et le sujet aussi. Comment pourrait-il y avoir une connaissance solide et fiable ?»
"On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve."
"Le soleil est nouveau tous les jours."
Et enfin, cette phrase, très souvent citée :
"Rien n'est permanent, sauf le changement."
Trinh Xuan Thuan |
Ces idées sont exprimées également par les scientifiques d'aujourd'hui. Voici ce que dit Trinh Xuan Thuan, scientifique américain d'origine vietnamienne, qui a donc la connaissance des deux cultures, orientale et occidentale :
"Cette interaction des contraires, cette croyance en une nature cyclique de l'univers et de sa transformation incessante, cette conception que chaque fois qu'un phénomène se développe jusqu'à son extrême, il subit un mouvement inverse qui le transforme en son contraire, a été redécouverte indépendamment par la science du XXe siècle. Ces mouvement cycliques et cette impermanence des choses s'appliquent non seulement aux phénomènes naturels – l'évolution de l'univers, la mort et la naissance des étoiles, les mouvements du Soleil, de la Terre et de la Lune, le changement des saisons ou la succession du jour et de la nuit – mais aussi aux événements de la vie. Les moments difficiles ne peuvent qu'être remplacés par des temps meilleurs, mais les périodes fastes sont invariablement suivies de périodes de déclin. Selon le philosophe chinois Lao-tseu, « le retour est le mouvement du Tao, et l'éloignement implique le retour ». Cette croyance donne espoir et courage dans les périodes difficiles, car celles-ci ne peuvent être remplacées par des temps meilleurs. Elle suggère aussi prudence et modestie dans les périodes fastes car le déclin n'est jamais loin. Le concept du yin et du yang est une vue holistique de l'univers, au contraire du réductionnisme de la science occidentale."
Force est de constater que les idées d'Héraclite ont davantage été développées par la civilisation orientale. Elles ont été reprises par nos philosophes bien plus tard et nous les réintégrons petit à petit dans nos modes de pensées, enrichissant ainsi notre vision du monde.
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