Voyageons jusqu'en Himalaya à la rencontre improbable de trois moines.
Ce moment est extrait d'un livre de Christoph Ransmayr , voyageur et écrivain allemand qui nous raconte ses voyages comme une multitude de rencontres et d'anecdotes dans tous les pays du monde.
Il affectionne particulièrement les récits de voyages à travers les montagnes du globe. Son livre s'intitule : "Atlas d'un homme inquiet".
Ce moment est extrait d'un livre de Christoph Ransmayr , voyageur et écrivain allemand qui nous raconte ses voyages comme une multitude de rencontres et d'anecdotes dans tous les pays du monde.
Il affectionne particulièrement les récits de voyages à travers les montagnes du globe. Son livre s'intitule : "Atlas d'un homme inquiet".
L’arrivée
Je vis trois moines en train de marmonner dans une grotte
surplombant un lac de montagne aux rives enneigées, à quatre mille mètres
d’altitude, dans l’Ouest de l’Himalaya. Le vent soufflant en bourrasques avait
poussé une longue langue de neige à l’intérieur de la grotte, jusque près du
feu où les moines assis tout près les uns des autres balançaient le haut de
leur corps au rythme de leurs interminables marmonnements incantatoires. Le
froid faisait qu’on les entendait claquer des dents chaque fois qu’ils
s’arrêtaient pour reprendre leur souffle au cours de la litanie répétitive d’un
mantra. Leurs visages et leurs mains étaient barbouillés de noir de fumée,
leurs cheveux retombant jusque sur les épaules, ébouriffés, également encroûtés
de noir de fumée, et le rouge de leurs tuniques à peine reconnaissable sous une
couche de crasse noirâtre. Les trois hommes devaient avoir à peine vingt ans,
peut-être beaucoup moins. Le noir de fumée faisait qu’on ne pouvait se
prononcer que très approximativement là-dessus. La grotte était si vaste que
ses parois renvoyaient l’écho des craquements des branches dans les flammes. Un
feu comme celui-ci ne suffisait pas à réchauffer pareil local.
Nous avions passé la nuit précédente dans un campement de
semi-nomades qui attendaient dans des maisonnettes noircies de fumée que le
printemps libère les cols et leur permette de transhumer avec leurs yaks
jusqu’aux grands lacs salés et aux alpages tibétains. Dans les nuages de neige,
là-bas, devant nous, à une journée de marche tout au plus, nous avait-on dit
dans ce campement, nous trouverions le lac de Phoksundo ainsi qu’un village au
bord du lac, un monastère aussi. Habité ? Abandonné ? Comme c’était
le cas, en cette saison du moins, dans la plupart des cantonnements, nos hôtes
ne savaient pas ce qui se passait hors de chez eux.
Après des heures
d’ascension, ils arrivent au lac et à un village abandonné, lorsqu’ils
aperçoivent une grotte loin au-dessus de la rive du lac. Après une ascension
épuisante, les deux hommes y parviennent enfin.
Singulière apparition que celle de mon ami que je pus
entrevoir soudain tout là-haut, à l’entrée de la grotte. Comme il paraissait
petit, devant la gueule béante, noire. Il me fit signe mais ce qu’il me criait
était couvert par les feulements du vent et je ne pus le comprendre. Lorsque
j’atteignis enfin la grotte au prix d’un effort qui fit que j’entendais battre
le sang dans ma tête, je le trouvai assis avec les moines, occupé à leur poser
des questions dans une langue consistant en un mélange de bribes de népalais et
de tibétain.
Impossible de savoir s’ils comprenaient ce qu’on leur
demandait. Ils n’interrompaient pas leurs prières et ne cessèrent pas non plus
de marmonner lorsque l’un d’eux se leva pour nous offrir du thé salé au beurre
de yak, des racines séchées et de la tsampa, une farine grossière d’orge
grillée à laquelle il ajouta_ en marmonnant de plus belle_ du beurre et du thé
pour obtenir un mélange qu’il pétrit entre ses doigts jusqu’à obtenir une pâte
grise.
Tandis que nous mangions et buvions, nos hôtes tâtaient nos
vestes fourrées de duvet, nos guêtres, nos gants, soupesaient nos piolets, nos
crampons, nos sacs à dos, visiblement admiratifs mais tout en continuant, sans
s’interrompre à aucun moment, à réciter leurs mantras en claquant des dents.
Enfin délivré du poids de mon sac et des tourments de
l’ascension, j’étais assis à côté de mon ami près du feu qui se consumait
lentement. Trop fatigué pour retirer mes vêtements trempés de sueur, je m’étais
enveloppé dans mon duvet comme dans une couverture et je laissai la braise me
réchauffer.
Mon ami avait renoncé à toute tentative de questionner les
moines en oraison. Assis à côté de moi, il les écoutait marmonner, muet, le
regard fixé sur le feu. Le ciel hivernal délimité par l’ouverture de la grotte
s’était peu à peu assombri. Les massifs enneigés qui s’élevaient ici à plus de
six mille mètres par-dessus le miroir d’une mer infiniment lointaine étaient
devenus des murs noirs au-dessus desquels une première étoile se mit à flamboyer…
Le feu était éteint. Des moines, on ne voyait plus que les
silhouettes, des braises, la cendre blanche qui les recouvrait. Je me sentais à
l’abri comme en ces temps révolus où l’on me portait au lit soir après
soir : par une fente de la porte qu’on laissait entrouverte à cause de ma
peur du noir, je voyais un rai de lumière et j’entendais chuchoter dans la
pièce d’à côté les adultes qui me protégeaient. Lorsqu’une étincelle sauta de
la cendre blanche comme neige et s’éteignit en vol dans l’obscurité froide de
la grotte, je m’endormis. A présent, j’étais arrivé.
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