dimanche 7 avril 2019

Le prince ermite

Le chemin vers la paix de l'âme et la sagesse nous est conté ici par Henri Gougaud. Ce conte d'origine chinoise est extrait de son livre : L'arbre aux trésors.




Le chemin

Il était un jour un prince nommé Tsao. C'était un jeune homme robuste, de grande beauté et d'intelligence vive. Pourtant il vivait perpétuellement malheureux et enragé. il se mêlait de batailles indignes dans les basses ruelles de la capitale, buvait et paillardait sans bonheur tous les soirs de sa vie.
Une nuit, dans un recoin de taverne crasseuse, l'esprit tout embrumé de souffrance après s'être lourdement enivré, il empoigna par la taille une servante adolescente qui passait à sa portée et voulut la mener sur la paillasse d'une chambre. Elle lui résista. Harcelé par ses compagnons aussi ivres que lui qui le défiaient en riant de soumettre cette fille, il la battit, la laissa inanimée sur une table et s'en alla seul dans le jour gris qui commençait à poindre.
Il marcha droit devant lui sans rien voir du monde qui s'éveillait et sortit de la ville. Quand les brumes de l'alcool se dissipèrent dans son esprit, il se trouva en rase campagne, sur le chemin des montagnes de l'Ouest. Alors son existence lui parut si honteuse et désolante qu'il décida d'abandonner pour toujours les palais parfumés qui peuplaient ses journées et les bas-fonds qui encombraient ses nuits. Seule la solitude lui parut désormais désirable. Cheminant vers la montagne au sommet inaccessible, la figure battue par le vent et les yeux brûlés par les larmes séchées, il espéra même, dans son désespoir et son dégoût de sa vie, la rencontre de quelque bête sauvage qui d'un coup de griffe au travers de sa poitrine offerte mettrait fin à son errance, mais il n'en vit aucune.
Il parvint après trois journées de fuite épuisante au pied des monts. Il prit une courte nuit de repos, puis se mit à les gravir. Peu à peu aux buissons traversés il laissa par lambeaux ses vêtements brodés, aux soleils et aux tempêtes la séduction de son visage, à la rudesse des rocs l'agressive puissance de son corps. Il s'établit dans une grotte, et trois années durant, sans rien attendre de la mort, il se nourrit de fruits, de racines et de noix sauvages. Mais la mort ne vint pas.




Alors il grimpa plus haut, où ne poussaient que de rares herbages parmi les rochers, et comme il montait vers ces hauteurs où n'étaient plus de sentiers, son ancienne vie de débauche lui apparut si lointaine qu'il douta d'être celui qui l'avait vécue. les femmes, le luxe, le vin ne le préoccupaient plus. Il se dit qu'il était peut-être devenu un esprit du vent, et cela le fit rire. En vérité, n'importe qui passant par les rochers où il vivait l'aurait pris pour un fou, le voyant errer, nu sur ses jambes maigres, sa chevelure terreuse mêlée à sa barbe. Parfois, les yeux brillants comme deux étoiles noires dans les broussailles de son visage, il s'immobilisait de longues heures pour contempler la cime neigeuse de la montagne, d'où il n'attendait personne.
Cette cime l'emplissait de paix infinie. Quinze années durant il ne sut jamais pourquoi, jusqu'à ce qu'un jour quelqu'un vienne de ces neiges éternelles : un homme presque transparent, tant il était pâle et fluet. Il était vêtu d'une robe rouge qu'aucun vent poussiéreux, qu'aucune branche épineuse ne semblait avoir jamais effleurée. Cet homme était de ces Immortels qui vivaient autrefois au plus haut de la montagne de l'Ouest. Tsao ne fut pas étonné de le voir. L'Immortel s'assit à quelques pas de lui, sur un caillou. Tsao s'approcha et s'assit en face, comme pour une conversation, mais rien ne lui vint qu'il ait envie de dire. Alentour n'étaient que le vent et la lumière du ciel.
_ Te souviens-tu que tu fus prince ? lui demanda son visiteur, d'une voix nette et paisible.
_ Prince ? lui répondit Tsao. Je ne sais pas ce que signifie ce mot.
_ Que cherches-tu dans ces montagnes ?
_ Rien, répondit Tsao. Je suis mon chemin.
_ Où se trouve donc ton chemin ?
Tsao, levant la tête, désigna le ciel.
_ Et où se trouve le ciel ? demanda l'homme.
Tsao posa la main sur sa poitrine, et ainsi désigna son cœur.
Alors l'homme sourit.
_ Bienvenue chez les Immortels, dit-il.
Et ils s'en furent ensemble vers la cime.



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