Après les bambous, pour continuer notre voyage en Asie, et éclairer le sens de la cérémonie du thé, voici un extrait de La pierre et le sabre, de Eiji
Yoshikawa, où Musashi, le héros qui cherche à devenir maître dans l'art du sabre, découvre la cérémonie du thé.
On y voit le parallèle qu'il peut faire avec son art à lui et combien la technique est nécessaire mais insuffisante pour réussir le geste parfait et de pure beauté.
Myoshu est la mère religieuse et âgée de Koetsu, artiste reconnu au Japon, Musashi les rencontre par hasard dans ses pérégrinations, dans une petite maison à la campagne. Il est invité pour le thé et s'installe avec ces étrangers, qui n'ont rien avoir avec son monde. La vieille femme en le voyant arriver s'est d'ailleurs sauvée, tant il a l'air prêt à tuer tout ce qu'il rencontre. La scène raconte la rencontre entre ces deux univers.
"Myoshu s'éloigna du feu et disposa devant eux la vaisselle pour le thé. L'on ne pouvait douter qu'elle fût parfaitement familiarisée avec cette cérémonie. Ses gestes étaient élégants bien que naturels; gracieuses, ses mains délicates. A soixante-dix ans, elle demeurait un parangon de grâce et de beauté féminines.
Musashi, gêné hors de son élément, se tenait cérémonieusement assis dans une posture semblable à celle de Koetsu. Le gâteau était un simple petit pain de lait appelé manju de Yodo, mais se trouvait joliment disposé sur une feuille verte d'une plante qui ne provenait pas du champ environnant. Musashi savait qu'il y avait toute une étiquette pour servir le thé comme pour utiliser le sabre, et, tandis qu'il observait Myoshu, il admirait la maîtrise qu'elle en possédait. La jugeant en termes d'escrime, il se disait : "Elle est parfaite ! Elle ne se découvre nulle part." Tandis qu'elle versait le thé, il sentait en elle la même compétence que chez un maître du sabre prêt à frapper. "C'est la voie, songeait-il, l'essence de l'art. Il faut l'avoir pour être parfait en n'importe quoi."
Il tourna son attention vers le bol à thé devant lui. C'était la première fois qu'on lui servait le thé de cette manière, et il n'avait pas la moindre idée de ce qu'il convenait de faire ensuite. Le bol à thé le surprit car il ressemblait à un objet façonné par un enfant jouant avec de la boue. Pourtant, vu contre la couleur de ce bol, le vert profond de l'écume, à la surface du thé, était plus serein et plus éthéré que le ciel.
D'un air désespéré, il regardait Koetsu qui avait déjà mangé son gâteau et tenait son bol avec amour dans ses deux mains comme on caresserait quelque chose de chaud par une nuit glaciale. Il but le thé en deux ou trois gorgées.
_ Monsieur, commença Musashi avec hésitation, je ne suis qu'un jeune campagnard ignorant et je ne sais rien de la cérémonie du thé. Je ne suis même pas sûr de la façon dont il faut le boire.
Myoshu le gronda doucement :
_ Chut, mon cher, cela n'a aucune importance. Dans la façon de boire le thé, il ne doit rien y avoir de compliqué ni d'ésotérique. Si vous êtes un jeune campagnard, alors, buvez le comme vous le feriez à la campagne.
...
Il vida le bol de thé, et le reposa. Le thé était fort amer. Même la politesse ne pouvait l'obliger à dire qu'il était bon.
_ Une autre tasse ?
_ Non, merci, c'est tout à fait suffisant.
Qu'est-ce que ces gens-là pouvaient bien trouver de bon à ce liquide amer ? Pourquoi donc épiloguaient-ils avec autant de sérieux sur la "simplicité pure" de son arôme, et ainsi de suite ? Bien qu'il ne comprît pas, il ne pouvait arriver à considérer son hôte autrement qu'avec admiration. Après tout, réfléchissait-il, il devait y avoir dans ce thé plus que lui-même n'y avait décelé; sinon, il n'aurait pu devenir le point focal de toute une philosophie de l'esthétique et de la vie. Et de grands hommes tels que Hideyoshi et Ieyasu ne lui auraient point manifesté autant d'intérêt.
Yagyu Sekishusai, il se le rappelait, consacrait sa vieillesse à la Voie du thé, et Takuan avait lui aussi parlé de ses vertus. Les yeux baissés vers le bol à thé et le tissu qui se trouvait dessous, Musashi vit soudain la pivoine blanche du jardin de Sekishusai, et sentit de nouveau l'exaltation qu'elle lui avait donnée. Maintenant, de manière inexplicable, le bol à thé le frappait avec la même force. Il se demanda un instant s'il avait poussé un cri.
Il tendit la main, ramassa le bol avec amour et le posa sur ses genoux. Les yeux brillants, il l'examina avec une excitation jamais éprouvée jusque-là. Tandis qu'il étudiait le fond de l'ustensile et les traces de la spatule du potier, il se rendait compte que les lignes avaient la même acuité que la tige de pivoine tranchée par Sekishusai. Ce bol sans prétention, lui aussi, était l'oeuvre d'un génie. Il révélait le contact de l'esprit, la mystérieuse intuition.
Musashi pouvait à peine respirer. Il ignorait pourquoi, mais il sentait la force du maître artisan. Elle venait à lui silencieusement mais indubitablement, car il était beaucoup plus sensible que ne l'auraient été la plupart des gens à la force cachée qui résidait là. Il caressa le bol : il ne voulait pas perdre avec lui le contact physique."
La suite est tout aussi passionnante.
Juste une phrase encore, la réponse de Misashi à Koetsu qui lui demande ce que ce bol lui évoque :
"Le potier lui-même était aussi aiguisé qu'un sabre de Sagami. Pourtant, il a enveloppé de beauté l'objet tout entier. Ce bol à thé a l'air fort simple, mais il présente quelque chose de hautain, quelque chose de royal et d'arrogant comme si le potier ne considérait pas les autres gens comme tout à fait humains."
Ne vous fiez pas à cet extrait pour vous faire une opinion de Musashi : c'était un samouraï et la voie du sabre, en étant aussi exigeante que la voie du thé, l'a conduit à tuer nombre d'ennemis sur sa route et à être craint ou respecté par un grand nombre de gens. Sa recherche du geste juste et d'une beauté parfaite est restée gravée en moi pour longtemps. Il a terminé sa vie comme Koetsu, en écrivant... Ainsi chacun suit sa voie...
On y voit le parallèle qu'il peut faire avec son art à lui et combien la technique est nécessaire mais insuffisante pour réussir le geste parfait et de pure beauté.
Myoshu est la mère religieuse et âgée de Koetsu, artiste reconnu au Japon, Musashi les rencontre par hasard dans ses pérégrinations, dans une petite maison à la campagne. Il est invité pour le thé et s'installe avec ces étrangers, qui n'ont rien avoir avec son monde. La vieille femme en le voyant arriver s'est d'ailleurs sauvée, tant il a l'air prêt à tuer tout ce qu'il rencontre. La scène raconte la rencontre entre ces deux univers.
"Myoshu s'éloigna du feu et disposa devant eux la vaisselle pour le thé. L'on ne pouvait douter qu'elle fût parfaitement familiarisée avec cette cérémonie. Ses gestes étaient élégants bien que naturels; gracieuses, ses mains délicates. A soixante-dix ans, elle demeurait un parangon de grâce et de beauté féminines.
Musashi, gêné hors de son élément, se tenait cérémonieusement assis dans une posture semblable à celle de Koetsu. Le gâteau était un simple petit pain de lait appelé manju de Yodo, mais se trouvait joliment disposé sur une feuille verte d'une plante qui ne provenait pas du champ environnant. Musashi savait qu'il y avait toute une étiquette pour servir le thé comme pour utiliser le sabre, et, tandis qu'il observait Myoshu, il admirait la maîtrise qu'elle en possédait. La jugeant en termes d'escrime, il se disait : "Elle est parfaite ! Elle ne se découvre nulle part." Tandis qu'elle versait le thé, il sentait en elle la même compétence que chez un maître du sabre prêt à frapper. "C'est la voie, songeait-il, l'essence de l'art. Il faut l'avoir pour être parfait en n'importe quoi."
Il tourna son attention vers le bol à thé devant lui. C'était la première fois qu'on lui servait le thé de cette manière, et il n'avait pas la moindre idée de ce qu'il convenait de faire ensuite. Le bol à thé le surprit car il ressemblait à un objet façonné par un enfant jouant avec de la boue. Pourtant, vu contre la couleur de ce bol, le vert profond de l'écume, à la surface du thé, était plus serein et plus éthéré que le ciel.
D'un air désespéré, il regardait Koetsu qui avait déjà mangé son gâteau et tenait son bol avec amour dans ses deux mains comme on caresserait quelque chose de chaud par une nuit glaciale. Il but le thé en deux ou trois gorgées.
_ Monsieur, commença Musashi avec hésitation, je ne suis qu'un jeune campagnard ignorant et je ne sais rien de la cérémonie du thé. Je ne suis même pas sûr de la façon dont il faut le boire.
Myoshu le gronda doucement :
_ Chut, mon cher, cela n'a aucune importance. Dans la façon de boire le thé, il ne doit rien y avoir de compliqué ni d'ésotérique. Si vous êtes un jeune campagnard, alors, buvez le comme vous le feriez à la campagne.
...
Il vida le bol de thé, et le reposa. Le thé était fort amer. Même la politesse ne pouvait l'obliger à dire qu'il était bon.
_ Une autre tasse ?
_ Non, merci, c'est tout à fait suffisant.
Qu'est-ce que ces gens-là pouvaient bien trouver de bon à ce liquide amer ? Pourquoi donc épiloguaient-ils avec autant de sérieux sur la "simplicité pure" de son arôme, et ainsi de suite ? Bien qu'il ne comprît pas, il ne pouvait arriver à considérer son hôte autrement qu'avec admiration. Après tout, réfléchissait-il, il devait y avoir dans ce thé plus que lui-même n'y avait décelé; sinon, il n'aurait pu devenir le point focal de toute une philosophie de l'esthétique et de la vie. Et de grands hommes tels que Hideyoshi et Ieyasu ne lui auraient point manifesté autant d'intérêt.
Yagyu Sekishusai, il se le rappelait, consacrait sa vieillesse à la Voie du thé, et Takuan avait lui aussi parlé de ses vertus. Les yeux baissés vers le bol à thé et le tissu qui se trouvait dessous, Musashi vit soudain la pivoine blanche du jardin de Sekishusai, et sentit de nouveau l'exaltation qu'elle lui avait donnée. Maintenant, de manière inexplicable, le bol à thé le frappait avec la même force. Il se demanda un instant s'il avait poussé un cri.
Il tendit la main, ramassa le bol avec amour et le posa sur ses genoux. Les yeux brillants, il l'examina avec une excitation jamais éprouvée jusque-là. Tandis qu'il étudiait le fond de l'ustensile et les traces de la spatule du potier, il se rendait compte que les lignes avaient la même acuité que la tige de pivoine tranchée par Sekishusai. Ce bol sans prétention, lui aussi, était l'oeuvre d'un génie. Il révélait le contact de l'esprit, la mystérieuse intuition.
Musashi pouvait à peine respirer. Il ignorait pourquoi, mais il sentait la force du maître artisan. Elle venait à lui silencieusement mais indubitablement, car il était beaucoup plus sensible que ne l'auraient été la plupart des gens à la force cachée qui résidait là. Il caressa le bol : il ne voulait pas perdre avec lui le contact physique."
La suite est tout aussi passionnante.
Juste une phrase encore, la réponse de Misashi à Koetsu qui lui demande ce que ce bol lui évoque :
"Le potier lui-même était aussi aiguisé qu'un sabre de Sagami. Pourtant, il a enveloppé de beauté l'objet tout entier. Ce bol à thé a l'air fort simple, mais il présente quelque chose de hautain, quelque chose de royal et d'arrogant comme si le potier ne considérait pas les autres gens comme tout à fait humains."
Ne vous fiez pas à cet extrait pour vous faire une opinion de Musashi : c'était un samouraï et la voie du sabre, en étant aussi exigeante que la voie du thé, l'a conduit à tuer nombre d'ennemis sur sa route et à être craint ou respecté par un grand nombre de gens. Sa recherche du geste juste et d'une beauté parfaite est restée gravée en moi pour longtemps. Il a terminé sa vie comme Koetsu, en écrivant... Ainsi chacun suit sa voie...
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