dimanche 17 août 2014

Le peintre et le bambou

Voici aujourd'hui une histoire qui rassemble deux sujets qui m'intéressent particulièrement : le bambou et la peinture chinoise. Je les ai déjà évoqués et il me semble qu'ici est particulièrement bien évoquée la façon de peindre des maîtres chinois, telle que j'ai cru la saisir d'après mes lectures et expériences.




Un empereur chinois convoqua à sa cour le plus illustre peintre qui vivait sous le ciel. il voulait lui passer commande d'une oeuvre pour orner la salle du conseil, un thème de méditation pour ses ministres : une peinture de bambou. N'était-ce pas le symbole même du lettré, de l'honnête homme par excellence ? Humble et droit, souple et résistant, discret et solidaire... Comme dit le proverbe : une image vaut dix mille mots !

_ Bien, dit le peintre, mais cela va demander du temps.
_ Comment ? répondit le souverain, quelque peu agacé, mais je croyais qu'un maître tel que vous pouvait réaliser cette peinture dans la journée !
_ Eh bien, voyez-vous, répondit le vieil artiste, je n'ai encore jamais peint de bambou.
_ Peut-être, mais avec votre talent incomparable, c'est sans doute une affaire de quelques jours...
_ Détrompez-vous, Majesté, cela risque de durer plus longtemps. Je ne peux peindre que ce que je comprends de l'intérieur. Il faut que j'aille vivre dans une bambouseraie, que je m'immerge dans ce monde, qu'à force de contempler les bambous, j'en devienne un.
Se souvenant que le peintre, adepte inconditionnel du chan, avait la réputation d'un vieil excentrique, l'empereur sourit et, magnanime, lui accorda le temps qu'il voudrait et lui fit remettre une bourse pour subvenir à ses besoins.

Un an passa. Les murs de la salle du conseil étaient toujours désespérément vides.
Le peintre n'était pas revenu, n'avait donné aucune nouvelle, envoyé nul rouleau. Excédé, le Fils du Ciel dépêcha un messager dans la montagne où s'était retiré l'artiste. L'émissaire impérial s'aventura au cœur de la bambouseraie et là, vit le vieux peintre assis en méditation. Il s'approcha. Le méditant avait les yeux inexpressifs, vides, comme si son esprit était absent. Le fonctionnaire demanda doucement :
_ Tout va bien, Maître, vous n'avez besoin de rien ?...  Vous pensez en avoir encore pour longtemps ... L'empereur s'impatiente...
Il ne reçut aucune réponse et crut même que ce vieux fou avait complètement perdu la raison.  Quand il reçut le rapport, le souverain se contenta de hausser les épaules et se résolut à patienter encore.

Une autre année s'écoula. Cette fois, le Maître de l'empire du Milieu vint en personne dans la bambouseraie pour tenter de raisonner le vieil original. Parvenu au milieu de la clairière où son émissaire l'avait guidé, là où il affirmait avoir vu le peintre immobile, il n'y avait plus personne ! Il n'y avait rien d'autre qu'un bambou qui dansait, ivre de vent et de lumière ! Le souverain déploya sa garde personnelle dans la vaste forêt de graminées géantes. La terre trembla sous les bottes, la vallée résonna de l'écho des voix rauques, chaque bosquet fut fouillé, en vain. Les soldats rentrèrent bredouilles. Le peintre avait disparu sans laisser de traces. Furieux, l'empereur retourna s'enfermer dans son palais. Il lui fallait renoncer à son dessein ou s'adresser à un autre artiste, de moindre talent. Il finit par convoquer tous les peintres de renom que comptait son vaste domaine afin de les faire concourir.
L'encre des œuvres n'était pas encore sèche ni le nom du gagnant proclamé, que le vieux peintre refit son apparition à la cour.
Le Fils du Ciel, qui ne s'était pas encore décidé tant les peintures rivalisaient de beauté entre elles, fut curieux de savoir si le "revenant" pourrait les surpasser.
_ Que s'est-il passé, mon ami, je croyais que vous aviez renoncé à ma commande ? Vous m'avez fait trop attendre et vous voilà maintenant mis en concurrence.
_ je n'ai pas abandonné, au contraire, mais figurez-vous qu'à chaque fois que je touchais au but, des émissaires de votre Grandeur sont venus me tirer de ma méditation. Ils faisaient un tel vacarme, m'appelaient. J'avais beau leur répondre, leur faire signe de se taire, ils n'écoutaient rien ! Mais maintenant, me voilà prêt à en peindre un !
Des serviteurs apportèrent le papier, l'encre et le pinceau. Et en quelques gestes énergiques, le peintre brossa son chef-d'oeuvre. C'était une esquisse, minimaliste, presque une simple calligraphie. L'empereur, s'attendant à de la couleur, des dégradés, des détails, fit la moue.

Suspendu dans la salle du conseil, devant les yeux ébahis de l'assistance, le bambou parut soudain si vivant, qu'il semblait danser, ivre de vent et de lumière.
La peinture éclipsait celles de tous les artistes présents, comme si le vieil original avait su y projeter l'âme même du bambou. L'empereur voulut le nommer Premier Pinceau sous le Ciel, en faire son peintre officiel, mais quand il se retourna, le vieillard s'était volatilisé. Et personne ne l'avait vu quitter le palais...




Histoire extraite des "Contes des sages zen"

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